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REVUE LITTÉRAIRE

LES IDÉES DU COMTE TOLSTOÏ SUR L’ART

Un grand écrivain, au terme de sa carrière, faisant non pas seulement l’examen de conscience de ses confrères, mais le sien propre, soumettant à l’épreuve de la discussion les fondemens eux-mêmes de son art, développant avec loyauté jusque dans leurs extrêmes conclusions les principes auxquels il s’est arrêté, poussant le désintéressement jusqu’à condamner les œuvres qui lui ont coûté un long effort et qui lui ont valu la gloire, c’est un spectacle dont l’histoire des lettres ne nous fournit que de rares exemples et qui frappe par un incontestable caractère de noblesse et de grandeur. C’est celui que nous donne en ce moment le comte Tolstoï. Au cours de son nouveau livre Qu’est-ce que l’art ?[1] et afin que nous ne soyons pas tentés de croire qu’il introduise en sa faveur dans ses théories quelque indulgente exception, il a soin de nous avertir qu’il « range dans la catégorie du mauvais art toutes ses propres œuvres artistiques ». Si d’ailleurs l’apôtre qu’est devenu Tolstoï en ces derniers dix ans condamnait l’art lui-même dans toutes ses manifestations et jusque dans son essence, nous nous bornerions à signaler son zèle iconoclaste, ou nous le rangerions parmi les législateurs utopistes qui, en bannissant l’art de leur République, ne l’ont pas empêché de fournir à travers les siècles une assez belle carrière. Mais il s’en faut qu’il en soit ainsi ! Tout au contraire, Tolstoï a foi dans l’art, et non seulement il n’admet pas que l’humanité puisse s’en passer, mais il croit que l’art est un des moyens les plus efficaces dont elle puisse se servir pour réaliser ses fins supérieures. Ce n’est pas la suppression de l’art que poursuit Tolstoï, mais c’en est la réforme ;

  1. Qu’est-ce que l’art, par le comte Léon Tolstoï, traduction de M. T. de Wyzewa. 1 vol. in-18, Perrin, éditeur.