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moment où Lalligand venait d’interroger Picot de Limoëlan qui, ayant habilement éludé les questions embarrassantes, pouvait se croire hors de cause, un domestique se présenta à la porte de la Fosse-Ingant et fut immédiatement appréhendé par les soldats qui l’amenèrent à Lalligand. C’était un des serviteurs de Limoëlan : il venait de son château de Sévignac et apportait au prévenu une lettre de sa fille aînée. Lalligand prit la lettre, l’ouvrit, elle était conçue en ces termes :


Comment, déjà une lettre de mes filles ! — Oui, mon cher papa, je ne puis résister au désir de vous demander de vos nouvelles. D’ailleurs, j’ai tout plein de choses à vous dire ! Nous avons su hier qu’à la Fosse-Ingant tous les domestiques savent la mort de notre ami et quel est son fils et où il est. Il faut que cela soit tenu bien peu secret puisque Saint-Jean n’y a été qu’un demi-jour et cela a suffi pour qu’il en fût instruit. Il n’en a parlé qu’à nos femmes de chambre dont nous sommes sûres comme de nous-mêmes… Nous voudrions, papa, que vous lui en parliez ; mais faites-le comme de vous-même, disant que vous pensez bien qu’il aura su dans la maison où vous êtes la naissance du jeune homme, la mort, etc., c’est le seul moyen de réparer le mal que peut faire le babil de mes cousines… Voyez si la maison que vous habitez en ce moment n’est pas le temple de l’indiscrétion ; vraiment, j’enrage, je suis d’une colère contre mes cousines…


Ce billet est joint au dossier : il est resté tel que l’envoya la jeune fille, avec ses plis, ses caractères menus et élégans, son petit cachet de cire que viola la main brutale de l’espion ; et, parmi ce sinistre fatras de paperasses, celle-ci arrête et attriste : cette gentille lettre enjouée, ce conseil affectueux, adressé par une enfant dont on devine l’inquiétude sous le badinage du style, ces quelques lignes écrites sans méfiance… c’était pour le père l’échafaud ; et l’on pense au regard terrifié que le malheureux, tandis que Lalligand lisait, dut attacher à ce papier qui lui venait de sa fille et qui l’envoyait à la mort…

Avant de quitter la Fosse-Ingant, Lalligand fit fouiller, d’après les indications de Chévetel, un petit cabinet où, sous une lourde commode, s’ouvrait une trappe conduisant à une sorte de caveau : on découvrit dans cette cachette une grande quantité d’argenterie qui fut mise dans un sac scellé ; cette opération terminée, l’espion prit ses dispositions de départ. Laissant au château Mme Desilles, trop malade d’esprit pour qu’on pût espérer la convaincre de complicité avec les conspirateurs, il fit monter sur une même charrette Delaunay, Thomazeau, Groult de la Motte, Picot de Limoëlan et ses trois nièces, Mmes de Virel, d’Allerac et de la