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Le comité de sûreté générale leur donna pleins pouvoirs : ils quittèrent Paris ayant en poche l’autorisation de requérir la force armée, de disposer des officiers de police et des magistrats, d’ordonner telles arrestations qu’il leur conviendrait, d’apposer les scellés et de traduire les suspects de leur choix à la barre du tribunal criminel. Et, par une singulière aberration, le comité livrait cette puissance illimitée, ce droit souverain de vie et de mort à deux hommes en qui il n’avait nulle confiance, puisque, le même jour, il expédiait secrètement à leur suite l’espion Sicard, muni de pouvoirs non moins étendus, et chargé, au premier soupçon de trahison, de faire arrêter Chévetel et Lalligand et de se substituer à eux dans l’exécution de leur mission.

Si quelque chose prêtait au comique dans le drame que nous racontons, ce serait la méfiance réciproque de ces trois espions : à peine sont-ils arrivés sur leur terrain d’opérations que Lalligand, la mort dans l’âme, dénonce au comité son compère Chévetel ; Sicard soupçonne fortement Lalligand ; Chévetel a peur de tout le monde : il consent à livrer ses amis à l’échafaud, mais il tient à conserver leur estime, combinaison délicate exigeant bien des ruses et des précautions. Ce brelan de mouchards, n’ayant à la bouche que les mots d’honneur et de conscience, brûlant de s’offrir en holocauste à la patrie, inspirerait plus de mépris que d’horreur sans le tragique dénouement qu’ils surent donner à leurs intrigues.

Le 13 février, Chévetel arrivait à Fougères : là une déception l’attendait : Thérèse de Moëlien, chez qui il se rendit aussitôt, était absente depuis trois jours : il avait espéré apprendre d’elle, ainsi qu’elle le lui avait promis, la retraite de la Rouerie. Il fit part de ce contretemps à Lalligand qui vint s’installer, en attendant les événemens, à l’hôtel du Pélican, à Saint-Servan, où il retrouva son ami Burthe, tandis que Chévetel, un peu déconcerté, allait, le 16, demander asile à Desilles au château de la Fosse-Ingant. Pendant ce temps, Sicard courait de Laval à Rennes, explorant le pays à la recherche des deux espions qui l’avaient dépisté au Mans. Dès l’arrivée de Chévetel, Desilles lui apprit la mort du marquis : le docteur, jouant la comédie du désespoir, voulut interroger lui-même Saint-Pierre, qui, après avoir remis à Desilles les papiers et l’argent apportés de la Guyomarais, était resté à la Fosse-Ingant.

Il le questionne en grands détails sur l’agonie du marquis,