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Les Romains furent, à vrai dire, les premiers utilitaires, — les premiers matérialistes. L’influence sémitique qui avait laissé encore un charme mystique aux monumens des plus rationnels pourtant parmi les peuples helléniques, les Doriens, ne paraît plus avoir d’action sur l’art des Romains ; et il faudra que l’empire des Césars, trop grand pour la seule Italie, étouffant dans l’Occident vaincu, s’en aille porter ses dieux à Byzance, à la porte d’Asie, pour y retrouver le sens mythique des formes, et le symbole oriental des proportions. C’est, en somme, ce retour historique, en Asie, du plus grand pouvoir politique constitué, qui va changer complètement l’art, alors qu’il semblait voué à de perpétuelles répétitions, et renouveler l’architecture, épuisée de chefs-d’œuvre. Le monument type de ce curieux moment dans l’histoire de la transformation du monde, c’est Sainte-Sophie, l’énorme et incorrect chef-d’œuvre byzantin, où se mêlent d’une étrange façon aux principes déjà mal observés d’un style classique en pleine décadence toutes les audaces de construction et toutes les fantaisies décoratives de la Perse voisine, où le bel art païen redevient, après des siècles, tout oriental, avant de se faire chrétien. Le grand style antique se meurt dans l’Occident abandonné ; les empereurs, déserteurs de Rome, en dévalisant la Ville Éternelle et la Grèce de leurs statues et de leurs trophées, n’en ont emporté que le marbre et le bronze, et en ont laissé l’âme. En vain Constantin dédiera une basilique, imitée tout à la fois du temple et du palais romain, à la sagesse de Dieu, τῇ ἁγίᾳ σοφίᾳ (tê hagia sophia) ; Justinien qui, deux cents ans plus tard, le relèvera de ses ruines, avec la volonté d’en faire « le plus magnifique monument qu’on ait fait depuis la création », accumulera les marbres, les onyx et les ors, couvrira les coupoles de mosaïques patientes, merveilleuses et enfantines, mais ne fera qu’un monument hybride, — prodigieux, étincelant et barbare, — très riche, mais non point très beau. Lorsque seize ans après avoir été commencée[1], Sainte-Sophie était achevée et dédiée avec une solennité inouïe. Justinien revêtu d’habits sacerdotaux, et bien plus semblable sans doute à une satrape d’Orient qu’à un empereur romain, put courir à l’ambon incrusté de pierres précieuses et de métal, et plein d’admiration pour son œuvre s’écrier : « Gloire à Dieu qui m’a jugé digne d’accomplir cet ouvrage ! Je t’ai vaincu,

  1. Sainte-Sophie fut terminée en 548 après J.-C.