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elles soupirent en y songeant, et elles regrettent jusqu’à leurs souffrances.

Je pensais à ces choses et à bien d’autres, durant mes promenades du soir, accompagnée par le bruit régulier de mon pas sur les planches. Quelque curieux regardant, du fond de la rue en précipice, la haute masse des bâtimens de l’Hôtel-Dieu, m’eût sans doute prise sous mon manteau à capuchon pour une recluse ou pour une malade.

Des malades je n’étais pas très loin, en effet, quoique les appartemens réservés aux pensionnaires soient tout à fait distincts des différentes salles. Combien de fois, en allant au téléphone dont j’usais pour correspondre avec mes amis de la ville, ai-je traversé l’une d’elles, celle où sont transportés les malades dont l’état ne laisse plus d’espoir. Eh bien, au bout de très peu de temps, j’avais cessé d’éprouver l’horreur que l’on suppose. Il faut habiter un hôpital pour sentir combien se modifient vite dans cette atmosphère nos notions, courantes sur la mort et sur la vie ; pour voir combien tout ce que nous redoutons le plus dans l’inévitable fin est, après tout, simple et facile ; et pour comprendre une bonne fois, dans sa logique sublime, la vocation de ces femmes tout ensemble sœurs et mères, comme l’une d’elles le disait affectueusement devant moi à un pauvre diable qui lui demandait, en la remerciant, duquel des deux noms il devait l’appeler.

Cependant, si le local de l’Hôtel-Dieu proprement dit m’était familier, le domaine particulier des religieuses, l’autre côté de la grille me restait inconnu. Tout près de la communauté, en rapport quotidien avec quelques-uns de ses membres, j’étais séparée d’elle par ce que je sentais être une barrière infranchissable autant que celle qui sépare le temps de l’éternité.

Une permission, demandée en haut lieu, me permit à la fin de mon séjour de pénétrer chez mes saintes amies et ce fut avec une véritable émotion que je franchis la porte défendue qui ferme la v partie la plus ancienne du monastère. Ce bâtiment vénérable est aimé des religieuses par-dessus tout : elles ne se résignent pas à occuper les cellules de l’aile neuve. Nous gagnons vite le vieil escalier dont les marches sont formées de madriers indestructibles, avec une rampe massive, des balustres équarris en bois, de lourds pendentifs et un grand trou creusé par un boulet lors du siège de 1759. On n’a pas voulu le réparer en même temps que d’autres dégâts afin qu’il pût porter témoignage du péril couru.