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grands couchers de soleil qui incendient le Saint-Laurent. Je sortais alors sur le balcon de bois, occupant toute la longueur-du bâtiment énorme où ma chambre était située, et je l’arpentais sans me lasser, perdue dans la beauté du spectacle et aussi dans d’interminables songeries que favorisait le calme argenté qui précède la nuit. Le port, les docks, les bassins, le bâtiment pseudo-grec de la douane, tout cela s’enveloppait peu à peu d’ombre et de silence. On ne voyait plus le drapeau anglais flotter au-dessus de cette ville française, anomalie choquante pour moi seule d’ailleurs. Nous ne pouvons qu’à grand’peine, ici où la haine de « la perfide Albion » est un trait national, nous rendre compte des deux sentimens, inconciliables à notre gré, qui existent chez les Canadiens. Ils restent sur beaucoup de points pareils à des Français d’avant 89, tout en acceptant un protectorat qui n’a rien d’importun, sauf le devoir de se lever et de se découvrir quand retentit le God save the Queen.

Le poète Fréchette a exprimé ce phénomène en vers dont je ne me rappelle que le sens. C’est un père qui fait l’éloge pompeux du drapeau anglais à son fils et qui l’invite à s’incliner devant lui. L’enfant écoute en silence, puis il dit timidement :

— Nous en avons un autre à nous ?

— Oh ! répond le père, celui-là il faut le baiser à genoux !

En effet le pavillon britannique déployé sur la citadelle n’offense personne, et cependant quand, pour la première fois depuis bien longtemps sous le second Empire, un navire de guerre français entra pacifiquement dans la rade de Québec, tous les villages ensemble vinrent de très loin saluer ceux qu’ils appellent toujours « nos bonnes gens ». Ce fut une allégresse générale ; on se disputait l’équipage pour lui faire fête. Un vieillard, retenu dans son lit par la maladie, voulut qu’on lui amenât un des officiers et, le priant de se mettre en pleine lumière, le regardant longuement avec attention, il lui dit ces paroles touchantes : — Que je voie les yeux qui ont vu le vieux pays !

Le Canada me fait penser à de certaines veuves qui, après un orageux mariage d’amour, trouvent dans leur seconde union la sécurité, la paix, beaucoup d’avantages matériels et qui répondent à de bons traitemens par une reconnaissance suffisante, mais dont le cœur, malgré tout, reste à celui qui, en dépit de ses torts, sut se faire adorer. Elles ne voudraient pas recommencer ce beau temps de la jeunesse, il leur a coûté trop cher ! Mais