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innombrables. Son intérêt se portait particulièrement sur les missions, ce qui ne peut nous surprendre puisqu’elle avait saint Vincent de Paul pour directeur ; d’ailleurs les pages, palpitantes d’enthousiasme, de la Relation des Jésuites arrivaient à Paris pour y enflammer dans les couvens toutes les imaginations, et pour répandre dans les cercles mondains une émotion singulière égale à celle qu’eût pu causer un beau roman de chevalerie. Or le père Lejeune, placé à la tête des missions de la Nouvelle-France, avait écrit, dans le style un peu fleuri et précieux qui lui était propre, que non seulement un grand nombre de religieux s’empressaient vers le froid et lointain pays où ils savaient trouver l’air du ciel, mais qu’un nombre non moins grand de religieuses ne demanderaient qu’à les suivre pour secourir les pauvres filles et les pauvres femmes des sauvages.

« Hélas ! s’écriait-il, voilà des vierges tendres et délicates prêtes à jeter leur vie au hasard sur les ondes de l’Océan et on ne trouvera point quelque brave dame qui donne un passeport à ces amazones du Grand Dieu ? »

On trouva deux de ces braves dames. La première qui se déclara prête fut Mme de la Peltrie, la plus romanesque, la plus séduisante, la plus imprudente aussi des âmes dévotes. Restée veuve de très bonne heure et pressée par son père de se remarier, elle avait repoussé tous les prétendans d’abord, puis offert hardiment sa main à un M. de Bernières, trésorier de France à Caen. Celui-ci joignait à toutes les qualités qui font un homme aimable et un galant homme une piété très rare. Avertie qu’il avait fait vœu de chasteté, la jeune veuve, liée vis-à-vis d’elle-même par le même vœu, le choisit pour la protéger contre les persécutions paternelles. Il accepta ce rôle délicat et la seconda peu après dans une héroïque entreprise, restant en France comme son mandataire dévoué, tandis qu’elle frétait un navire pour aller consacrer non seulement sa grande fortune, mais sa personne exquise au salut des sauvages. Le mystère de cette union, simulée entre deux êtres dignes l’un de l’autre, n’a été complètement pénétré par personne ; ils ne se revirent jamais après un suprême adieu dans la rade de Dieppe où Mme de la Peltrie s’embarqua le 4 mai 1639 avec trois religieuses Ursulines de Tours : Mlle de la Troche-Savonnières, partie malgré les supplications de sa noble famille, la mère Cécile de Sainte-Croix, accourue au dernier moment ; et cette Marie de l’Incarnation, tant de fois appelée, depuis Bossuet qui, le premier, la