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arrêter les bateaux devant chaque village ou chaque bourg dont le clocher n’était pas surmonté du drapeau tricolore, pour intimer aux autorités l’ordre de le déployer ; la chose, bien entendu, ne se passait pas sans fêter par quelques rasades l’apparition des couleurs nationales.

Cependant nous n’eûmes pas de graves événemens à déplorer. Il n’en fut pas de même dans le régiment qui nous précédait ; un des bateaux était commandé par trois officiers d’opinions exaltées. Ils soulevèrent leurs troupes, leur firent proclamer la République et jurer de la faire reconnaître à la mairie d’Avignon, lors de leur débarquement. Le colonel dudit régiment arriva à temps et ne laissa pas les officiers accomplir leur dessein. Il les appela sans rien laisser soupçonner, et les fit arrêter et garder par des grenadiers ; cette tentative d’embauchage n’eut pas d’autres suites ; les officiers furent renvoyés dans leurs foyers.

On voit par-là combien les esprits avaient, à ce moment, perdu le sens réel des choses.

Enfin nous arrivons à Avignon. Nos chalands abordent à un quai non loin du fameux pont de Saint-Benezet, au pied du rocher des Doms. On nous montra là l’endroit où avait été jeté le corps du maréchal Brune après son assassinat, et un batelier nous raconta à ce propos qu’un invalide d’Avignon avait suivi la foule, attendant sa dispersion ; une fois seul et sûr de n’être pas vu, il était monté dans un bachot, avait recueilli le corps du maréchal et avait été l’ensevelir en secret.

Quand nous quittons le quai pour pénétrer dans la ville, l’accueil est froid, toutes les physionomies sont renfrognées ; les officiers et les soldats qui circulent seuls sont insultés, menacés, et déjà, pour répondre à ces provocations, on parlait dans les rangs de rappeler aux habitans d’Avignon qu’ils n’avaient pas encore été punis de leur participation à l’assassinat du maréchal Brune.

Nous étions à ce moment sur la place du Palais-des-Papes, et les commentaires allaient grand train, lorsque des gendarmes, arrivant au galop, apportèrent des plis qui annonçaient que tout était redevenu calme dans le Gard et dans le Vaucluse. Cette nouvelle rendit à la fois les Avignonnais moins rébarbatifs et nous plus tranquilles. En même temps on nous annonçait que nous repartirions le soir. Avec plusieurs camarades, nous montâmes sur le rocher des Doms, d’où l’on jouit d’un admirable panorama. C’était par un chaud soleil de septembre. Villeneuve-les-Avignon