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n’avait qu’à relire tel sermon de Bossuet, ou de Massillon : sur le Mauvais riche. Mais il pouvait surtout lire ou relire le remarquable ouvrage où un écrivain anglais, M. Benjamin Kidd, a récemment établi le rôle essentiel de l’idée religieuse dans l’évolution sociale. « La réponse que la science évolutionniste donne au biologiste qui, sans idée préconçue, a poussé jusqu’au bout l’étude méthodique des phénomènes de la vie est très remarquable. Sa conclusion éventuelle est celle-ci : L’évolution qui s’accomplit lentement dans la société humaine présente avant tout un caractère religieux plutôt qu’intellectuel. » Ce n’est pas nous qui soulignons ces lignes. D’une manière confuse, beaucoup de gens, qui ne sont point des fanatiques, mais plutôt des positivistes, commencent à sentir ce qu’il y a de profondément vrai dans ces conclusions. D’autres encore en sont troublés ; et parce qu’ils le sont, c’est pour cela que les questions sociales ne peuvent guère être séparées des questions religieuses ; c’est pour cela, — parce qu’on a peur de voir l’Église, ou plutôt les églises, prendre la direction du mouvement social, — qu’on les attaque avec tant de violence ; et enfin c’est pour cela qu’il ne faut pas se faire du socialisme un épouvantail, mais au contraire l’étudier, et, avant tout, l’obliger à formuler son programme.

Il s’y refuse, on le sait. « Il n’y a d’action possible, écrivait M. Jaurès, que celle qui est conforme aux lois essentielles, aux principes dominans de la société où l’on vit : nous ne pouvons donc pas formuler aujourd’hui, sans une contradiction mortelle, un programme socialiste… nous ne pourrons produire un programme vraiment socialiste que quand le principe même du socialisme aura triomphé. » Voilà d’étranges scrupules de logique ! et ce serait le cas de nous souvenir que M. Jaurès a naguère enseigné « la philosophie », si d’ailleurs son scrupule ne lui était venu d’Allemagne. Mais surtout voilà se moquer éloquemment du monde ! A vrai dire, si M. Jaurès ne veut pas formuler de « programme socialiste » c’est qu’il ne le peut pas, en fait ; et il ne le peut pas, parce que, s’il l’essayait, les divisions du parti dont il est l’orateur, M. Millerand le conseil, et M. Guesde le théoricien, apparaîtraient à tous les yeux. En d’autres termes : pas plus en France qu’ailleurs il n’y a de « parti socialiste » ; et l’étiquette est mensongère : il n’y a que des « socialistes », des « collectivistes », des « anarchistes » momentanément coalisés pour une œuvre de destruction. Leur idéal est contradictoire. Il l’est des uns aux autres, si le maximum de liberté et, pour ainsi dire, d’ « individuation » qui est l’idéal anarchique, ne saurait coïncider avec le maximum de « réglementa-