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demandait que des renseignemens de détail ; il peignait rarement aussi d’après nature ; il se contentait de noter ses impressions, et tout papier lui était bon pour cela, après quoi, rentré dans l’atelier, grâce à sa tenace mémoire et à sa puissante faculté de vision, son tableau lui apparaissait, et ses tableaux étaient toujours des évocations. Loin des yeux, dit-on, loin du cœur. Cela n’est vrai que des sentimens médiocres, des tendresses à fleur de peau. En s’éloignant de ce qu’on aime, on se procure le plaisir d’en rêver, la passion s’exalte, et l’étoffe de la nature est brodée par l’imagination. Il y a toujours dans le souvenir une part d’illusion ; il agrandit, il amplifie, il complète, et on est bien à Barbizon pour revoir Gruchy en songe. Millet fut-il un réaliste ou un idéaliste ? On l’aura défini, je crois, si l’on dit qu’à l’observation précise, minutieuse et à l’amour des vérités crues, il joignit le mystère et l’idéalisme du souvenir.

Dans les environs de Gruchy, les moutons, laissés sur leur bonne foi, pâturaient librement dans les anfractuosités des rochers, sans que personne les gardât ; ils y étaient à demeure, on ne les ramenait au village qu’une fois par an, pour les tondre. Ce fut à Barbizon qu’il fit connaissance avec les bergers et les bergères, et cette variété de l’espèce humaine fut pour lui une nouveauté, qui lui parut fort intéressante. Il en tira un admirable parti, mais pour aimer davantage ses bergers, il les naturalisa normands ; cela se voit à leur visage ; on devine tout de suite qu’ils ont entendu la clameur des vagues se brisant contre une falaise, qu’ils ont vu la mer et se sont sentis comme perdus dans cette immensité. On ne peut douter non plus qu’ils n’aient lu la Bible ; ils savent que les patriarches gardaient eux-mêmes leurs troupeaux et que David fut un pasteur. Ils savent aussi que Louise Jumelin mêlait les choses du ciel aux choses de la terre, et qu’elle avait donné à son petit-fils un peu de son âme. « Il faut faire servir le trivial à l’expression du sublime, disait-il : c’est la vraie force. » Il a excellé dans cet art, qui à Gruchy était un art domestique ; il a cru se souvenir qu’on y faisait de très petites choses avec grandeur, et il a révélé ce secret à ses bergers.

Il avait quitté Gruchy pour venir s’établir dans un pays où les champs étaient moins pauvres, où la vie du paysan était sensiblement moins dure. Mais le pli était pris ; jusqu’à sa mort il peindra les mortifications, les rigueurs, les austérités de l’ascétisme agricole : il ne peut oublier qu’il est né dans une maison où l’on peinait beaucoup, dans un endroit où jour et nuit les arbres se battent contre le vent : « Ce n’est jamais le côté joyeux qui m apparaît : je ne sais pas où il est, je ne l’ai jamais