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divine étincelle. Et pourtant, dès 1848, il s’est établi à Barbizon ; il y-passera vingt-sept ans, il y mourra. C’est là qu’il compose son grand poème rustique, aux cent actes divers ; étudiez de près ses tableaux, vous y retrouverez toujours des gens et des choses de Gruchy ; rien de plus vrai que les scènes qu’il met sous vos yeux, mais ce sont des réalités enchâssées dans des souvenirs.

Il vit à deux pas de la plus belle, de la plus admirable des forêts ; il s’y promène, il n’y cherche point ses sujets et ses inspirations. Il a conservé à jamais l’amour passionné des terres arables, des champs gras ou maigres, aux horizons lointains, où l’on voit des hommes et des femmes qui travaillent. Il habille ses ouvriers de campagne comme on s’habillait de son temps à Barbizon ; il avait pris en goût les marmottes, les mantes, les limousines ; mais ses rudes travailleurs ont un sérieux dans le maintien, une solennité dans le geste, une gravité mélancolique dans l’expression qui nous étonne ; ils font ce que nous voyons faire à nos laboureurs et à nos faucheurs, mais ils le font autrement, et leurs mœurs nous semblent exotiques. Parcourez du sud au nord, de l’est à l’ouest tout le département de Seine-et-Marne, vous aurez peine à y découvrir un paysan de Millet.

Dirons-nous avec M. Naegely qu’il lui fut profitable d’émigrer parce que les comparaisons l’instruisirent ? Faut-il croire « qu’il se fit une idée plus générale et plus complète de la vie rustique, et qu’il a peint le paysan universel » ? Le moyen de peindre le paysan universel ? C’est une abstraction sans forme et sans visage. Non, ses paysans sont comme lui des émigrés, et ils proviennent tous ou presque tous du pays où était resté son cœur. Il le sentait, il le disait lui-même. Le premier Semeur qu’il exécuta à Barbizon, dans la plaine de Biera, lui était apparu comme un jeune gars de Gréville « accomplissant sa tâche sur les terres escarpées des falaises, au milieu d’une nuée de corbeaux qui s’abattent sur le grain. » C’était Millet, Millet lui-même se ressouvenant de son premier métier. Son Angélus était une de ses œuvres de prédilection ; il y, retrouvait, disait-il, toutes les sensations de son enfance. Le 20 janvier 1863, il écrira à son ami Sensier : « Je vais pouvoir exposer mon Homme à la houe… et, j’espère, une Cardeuse que je travaille en ce moment, et à laquelle je tiens à donner une tournure et un calme que n’ont pas les cardeuses de la banlieue. J’ai encore à piocher durement, mais j’ai le souvenir présent de nos femmes de chez nous, filant et cardant de la laine, et cela me vaut mieux que tout. »

Il peignait rarement d’après le modèle, paraît-il, et ne lui