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lointaine. » Abbayes, manoirs, fermes, granges voûtées ou arc-boutées, il n’était pas de bourg ni de hameau où l’on ne pût découvrir quelque noble construction, les églises étaient riches en sculptures.

Il ne manqua rien à son éducation. Des vicaires de campagne lui apprirent le latin ; c’est en latin qu’il lisait Virgile et la Bible, et quand il racontait au curé de Gréville ce que disaient à son cœur la Bible et Virgile, ce bon prêtre s’écriait : « Ah ! mon pauvre enfant, ton cœur te donnera du fil à retordre, et tu ne sais pas combien tu souffriras. » Cette prédiction ne l’effrayait point ; il avait déjà deviné que qui ne sait pas souffrir ne sera jamais qu’un piètre artiste. C’est à Cherbourg qu’il apprendra le dessin, et Mouchel, son maître, lui dira : « Faites ce que vous voudrez et allez au musée. » C’était en vérité un pauvre musée, mais il y trouva d’aventure un tableau du Poussin ; fidèle à ses premières admirations il écrira un jour : « Poussin est le prophète, le sage et le philosophe de notre école, sans cesser d’être le metteur en scène le plus éloquent. Je pourrais passer ma vie face à face avec son œuvre que je n’en serais pas rassasié. »

Quand il partit pour Paris, il ignorait son métier, mais il avait acquis à jamais les idées maîtresses qui inspireront et gouverneront son génie, et ce qu’il était en quittant le pays de la Hague, il le sera toujours : « Ce fils de paysan, dit fort bien M. Naegely, avait trouvé autour de lui dès son enfance tout ce qui pouvait aider au développement de son talent, stimuler et fortifier ses aptitudes naturelles… Il était né chez un peuple primitif, que le monde n’avait point gâté ; ses premières années s’étaient passées dans une atmosphère de foi, de respect et d’amour, et il s’était familiarisé de bonne heure avec la lutte âpre, perpétuelle de l’homme contre les puissances élémentaires. Son éducation fut sérieuse, et la première chose qu’on lui enseigna fut la force, qui est restée la note dominante dans toutes ses œuvres. Pouvait-il en être autrement quand la force était partout autour de lui, ’ dans le vent qui soufflait en tempête, dans les rocs lézardés, dans les arbres qui bataillaient sans cesse et aussi dans les ouvrages fabriqués par la main des hommes, sans qu’il aperçût dans tout ce qui l’entourait rien de moderne, de faible ou de médiocre qui pût affaiblir cette grande impression ? »

Il a quitté son pays natal, où il avait appris à voir, à penser et à sentir ; il y retournera souvent, très souvent, il y fera de longs séjours ; il serait le plus malheureux des hommes, si on lui interdisait « de revoir sa Normandie et son village ; » rongé de nostalgie, il aurait le cœur lourd, l’air manquerait à ses poumons et c’en serait fait de la