quelque raison que ce puisse être, ne te permets jamais de faire de mauvais ouvrages, ne perds pas la présence de Dieu ; avec saint Jérôme, pense incessamment entendre la trompette qui doit nous appeler au jugement. » Millet tenait de sa grand’mère ce qu’il y eut d’austère et de mystique dans son talent ; Louise Jumelin fut pour beaucoup dans l’Angélus.
Comment se fait-il que le second des huit enfans qui grandissaient dans cette maison de paysan ait découvert un jour qu’il était né pour être artiste ? L’esprit souffle où il veut ; mais il y eut un peu d’hérédité dans cette affaire, si mystérieuse qu’elle soit. Son père avait des yeux et des goûts d’artiste, et lorsque à dix-huit ans Jean-François lui témoignera son désir de se faire peintre, il ne cherchera point à combattre sa vocation : « Mon pauvre François, je vois bien que tu es tourmenté de cette idée-là. J’aurais voulu te faire instruire dans ce métier de peintre qu’on dit si beau ; je ne le pouvais, tu es l’aîné des garçons et j’avais trop besoin de toi ; maintenant tes frères grandissent, et je ne veux pas t’empêcher d’apprendre ce que tu as tant envie de savoir. » Et quand Jean-Louis sera mort, la grand’mère dira à son petit-fils : « Mon François, ton père avait dit que tu serais peintre, obéis-lui et retourne à Cherbourg. »
Ce père qui avait une égale estime pour la charrue et pour la peinture, ce paysan aux longs cheveux bouclés, à l’œil doux, aux mains superbes, aimait à observer les plantes et les bêtes. Il disait à son fils : « Vois donc comme cet arbre est grand et bien fait ; il est aussi beau à voir qu’une fleur… Vois donc comme cette maison à moitié enterrée derrière le champ est bien ; il me semble qu’on devrait la dessiner ainsi. » Chantre de sa paroisse, il dirigeait des chœurs qu’on venait entendre de plusieurs lieues à la ronde ; il notait des chants d’église, et ses copies étaient si belles qu’on les aurait crues de la main d’un scribe du XIVe siècle. Il avait communiqué à son fils son respect religieux pour l’alphabet. L’enfant prédestiné excellait dans les majuscules, dans la ronde ; il avait remarqué que chaque lettre a son caractère propre, sa tenue particulière, ses sympathies et ses antipathies, que les unes sont Hères, glorieuses, hautaines, que d’autres sont des êtres faibles qui cherchent un appui. En sortant de l’école, il écrivait à la craie sur les clôtures et les barrières des champs des versets de la Bible en latin ; ces inscriptions étaient fort admirées des villageois et faisaient le désespoir de son frère Auguste, « qui, disait-il, ne pouvait pas y aveindre ». L’écriture est le premier art qu’ait cultivé Millet, et ce fut un bon commencement : il n’est pas de peinture plus écrite que la sienne.