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toujours que la nature ait son compte, leurs campagnards aisés sont de gros mangeurs, de grands buveurs, dont le plaisir est de tenir conférence autour d’une table bien garnie. Demi-bourgeois, demi-manans, les parens de Millet, qui joignaient difficilement les deux bouts dans les mauvaises années et avaient huit enfans à nourrir, ne laissaient pas de fêter le jour du Seigneur en recevant leurs amis, et le repas qu’ils leur offraient était simple, mais copieux.

C’étaient de braves gens, au cœur pur, à l’âme droite, prenant au sérieux les questions de conscience, probes jusqu’au scrupule. Dans cette humble famille, il y avait une figure centrale et dominante : Millet eut toujours une tendre vénération pour sa grand’mère, et elle exerça une grande influence sur sa vie. Louise Jumelin était une femme supérieure, « une mère en Israël ». Simple, presque rigide dans sa mise, « ses grands yeux, nous dit-on, semblaient attachés sur quelque vision intérieure, et sa face puissante était comme affinée et adoucie par une ombre de rêverie mystique ». Charitable et infiniment patiente, elle ne demandait au monde que peu de chose et considérait les maux de la vie comme une discipline salutaire. Elle conservait une grande sérénité dans les épreuves, son calme, sa dignité dans les chagrins et les détresses. Le monde est ainsi fait : il y a des villages enfouis dans des trous, et on y rencontre parfois des paysannes qui ont une âme de reine ou de sainte.

Millet a gardé pieusement les lettres que lui écrivait sa grand’mère après qu’il eût quitté Gruchy, pour aller tenter fortune dans la grande ville où l’on apprend à peindre. Elle lui donnait les nouvelles du jour, lui racontait les maladies, les mauvaises saisons, les récoltes manquées, les tenanciers qui ne payaient pas et le percepteur qui exigeait qu’on le payât, les accidens fâcheux, un toit de chaume que le vent avait enlevé et dont la réparation serait coûteuse ; mais ce qui la tourmentait davantage, c’était la crainte que Jean-François ne perdît à Paris ses principes et sa vertu. Elle le mettait en garde contre les corruptions et les perversités de la grande Babylone ; elle l’exhortait à rester sage, honnête, pieux, à ne point négliger le devoir pascal ; elle entendait que son petit-fils « se fit une joie de partager la fête des anges, qu’il fût une de ces belles âmes qui brillent parmi les autres comme la rose parmi les épines ». — « Tu nous dis que tu vas travailler à faire le portrait de saint Jérôme gémissant sur les dangers où il s’était trouvé exposé dans sa jeunesse. Ah ! mon cher enfant, à son exemple, fais les mêmes réflexions et en tire un saint profit. Suis l’exemple de cet homme de ton état qui disait : « Je peins pour l’éternité. » Pour