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JEAN-FRANÇOIS MILLET

Jean-François Millet, ce grand maître de la peinture rustique, jadis si contesté et que personne ne conteste plus, avait une tendresse particulière pour les arbres fruitiers. Il aimait à les peindre dans toutes les saisons, chargés de fleurs ou de fruits ou dépouillés, dénudés par l’hiver. Il avait étudié à fond leurs mœurs, leurs habitudes, leur humeur, leurs goûts, leurs préférences, leur port de tête, leur maintien, leurs contorsions et leurs grimaces. Il méprisait les paysagistes qui n’avaient pas su reconnaître « que les noyers laissent pendre leur feuillage en de lourdes masses, que les feuilles du pommier s’arrondissent en bouquets, que les branches du cerisier affectent des formes de thyrses, que le prunier entrelace ses brindilles en de gracieux festons. » Il savait aussi que les arbres ne sont pas fichés en terre comme des poteaux, qu’ils ont chacun leur manière de se fixer au sol, et il disait un jour à un écrivain étranger, admirateur passionné de son génie, M. Henry Naegely, qu’on ne saurait observer leurs racines avec trop d’attention, que c’est une matière à approfondir.

Comme les pruniers et les pommiers, la plante humaine a ses racines, auxquelles elle doit sa principale nourriture, et les premiers sucs nourrissans qu’elle a absorbés décident souvent de sa destinée. Il est cependant des hommes qui, transportés de bonne heure loin de leur pays natal, subissent les influences étrangères, oublient leurs origines, se détachent de leur passé, se transforment, se renouvellent. Il en alla tout autrement de Jean-François Millet. Le village où il était né et sa première éducation avaient laissé sur lui une marque indélébile. Ce Normand transplanté à Barbizon a peint en admirable observateur les choses nouvelles qu’il voyait, mais il les a toujours vues à travers ses