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quelques hommes de lettres et quelques artistes à l’hôpital, elle a dirigé le pistolet de Chatterton. Mais on a beaucoup exagéré la misère des poètes ; la misère de Gilbert est une fausse légende, puisque, d’après le carnet de dépenses tenu par le poète et déposé à la Bibliothèque nationale, Gilbert avait 2 200 francs de revenu, ce qui en représente de 4 à 5 000 de nos jours, et qu’il prenait des leçons d’escrime et de danse. Ce qui est vrai, c’est qu’autrefois les parens avaient peur pour leur fille d’un mari poète ou artiste et tremblaient pour leur fils s’il avait la passion de la poésie ou de la peinture ; ils le croyaient voué à l’hôpital. Aujourd’hui, la profession de peintre et d’homme de lettres est devenue lucrative ; le métier nourrit son homme. Si H. Moreau et Verlaine sont allés à l’hôpital, c’est parce qu’ils ont vécu en bohèmes. Dans cette dernière année, je n’ai observé qu’un suicide par misère d’un peintre et deux suicides d’hommes de lettres. Il y a quelques mois, un homme de lettres, tombé dans la misère, s’est suicidé, après avoir écrit la lettre suivante : « Je meurs désespéré. Ma famille possède à X…, au cimetière de B…, un grand terrain où reposent mon père et ma mère. J’y voudrais aller dormir. Hélas ! je n’ai rien pour payer le transport de mon corps là-bas. »

Depuis quelques années, on constate plus souvent qu’autrefois des doubles suicides d’époux tombés dans la misère. Quelquefois même, les parens se suicident avec leurs enfans. En voici un exemple : un malheureux ouvrier est trouvé mort étendu sur son lit entre sa femme et sa fille, âgée de dix-huit ans, qui étaient aussi asphyxiées ; il avait laissé la lettre suivante : « Après avoir lutté et travaillé ensemble pendant tant d’années sans aboutir à aucun résultat, et nous sentant malades, ma femme et moi, nous avons résolu d’en finir avec la vie et de mourir ensemble. Ne nous étant jamais quittés, nous emmenons avec nous notre chère enfant, qui a voulu nous suivre. » La jeune fille avait aussi laissé une lettre d’adieux à sa marraine ; elle lui disait : « Vous nous trouverez unis tous les trois dans la mort comme nous l’avons été dans la vie. » — En mai 1897, deux vieux époux, infirmes, âgés le mari de soixante et onze ans, la femme de cinquante-huit, ne pouvant plus subvenir à leurs besoins, se sont asphyxiés ensemble sur leur lit, parce qu’ils étaient poursuivis par un créancier pour une somme de 40 francs. Dans ces suicides de familles entières, la mère éprouve encore plus que le père le désir d’entraîner avec elle ses enfans dans la mort, afin de ne pas les laisser souffrir