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n’accuse personne de ma mort, mais enfin je puis dire en toute sincérité que si ma famille ou l’Assistance, à laquelle je me suis adressé plusieurs fois, avaient voulu me venir en aide tant soit peu, je ne serais pas réduit à me donner la mort. En pleine saison de travail je meurs de faim. Il m’est impossible de payer mon mois de nourrice. Je suis découragé. Je vois et je sens que je ne puis plus arriver. » Au domicile de ce malheureux, resté veuf avec plusieurs enfans, on a trouvé une lettre de l’Assistance publique l’informant qu’on n’avait pu accueillir la demande de secours qu’il avait adressée afin de pouvoir payer le mois de nourrice de l’enfant. Au-dessous de cette lettre, le père, réduit au désespoir par ce refus, avait jeté ce cri d’indignation : « Les enfans légitimes ne valent pas pour l’Assistance les enfans illégitimes. Quelle morale ! Tas de crétins ! » Est-il vrai que l’Assistance publique a plus de souci des enfans naturels que des enfans légitimes, ou ne faut-il voir dans cette plainte que le cri de douleur d’un père désespéré ? J’ai recueilli des renseignemens auprès d’un fonctionnaire autorisé ; il en résulte que l’Assistance publique réserve plutôt ses secours pour les filles-mères que pour les personnes mariées, parce qu’elle craint que les filles-mères ne fassent périr leur enfant, tandis qu’elle n’a pas la même crainte à l’égard des personnes mariées.

La situation de l’ouvrier abandonné par sa femme, qui part pour suivre un amant, ressemble à celle du veuf : elle est cependant encore plus navrante. Un ouvrier ainsi abandonné par sa femme, qui lui laissait neuf enfans, lutta d’abord avec courage contre la misère, mais bientôt il fut débordé par les dettes ; on le vit devenir sombre, les yeux égarés, au point que ses plus jeunes enfans furent effrayés de ses allures bizarres ; quelques jours après, ils le trouvèrent pendu.

Des femmes aussi sont abandonnées par leur mari, ou brutalisées quand elles deviennent âgées, infirmes, ou quand elles ont trop d’enfans : « Hélas ! écrivait l’une d’elles, c’est triste, à mon âge, d’être obligée d’avancer ma mort pour échapper à la faim. Les coups, les humiliations, rien ne m’a manqué. Je m’en vais. Mon mari ne me battra plus, il ne me dira plus : « Tu ne « crèveras donc pas ? » — Lorsque le mari abandonne sa femme et ses enfans, habituellement il commence par envoyer une petite pension, mais bientôt il cesse de la payer ; ce jour-là, la misère entre dans le ménage de la femme abandonnée, et après quelques