Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

demandé à reprendre la vie commune ; je lui ai répondu que je ne rentrerais avec lui que lorsqu’il aurait trouvé du travail. Il me dit alors qu’il ne finirait pas l’année. » Il ne finit même pas la journée[1].

Une autre conséquence possible du manque de travail et de la misère, c’est la prostitution de la femme ou de la fille qui abandonnent le mari et le père pour aller vivre de la galanterie. Il n’est pas rare de voir alors l’ouvrier se suicider de désespoir. J’ai constaté plusieurs fois le suicide d’un père causé par la douleur de voir sa fille le quitter pour se livrer à la prostitution ; je n’ai jamais constaté de suicide de mère pour un motif semblable. Dernièrement, à l’occasion d’une affaire d’excitation de mineures à la débauche, qui a eu un certain retentissement, les journaux ont prétendu que la mère s’était suicidée de désespoir en apprenant que sa fille avait été arrêtée dans une maison de rendez-vous. Cette femme, en effet, avant de se jeter dans la Seine, avait écrit une lettre où elle attribuait son suicide à ce mobile. Mais l’instruction révéla que c’était la mère qui avait vendu sa fille, pour 5 000 francs, et elle ne s’était noyée que pour échapper à la justice. — Des jeunes filles pauvres se suicident pour ne pas être vendues par leur mère. Dernièrement on a retiré de la Seine le cadavre d’une jeune fille, sur lequel on a trouvé une lettre adressée à sa mère et ainsi conçue : « Tu sais pourquoi je me tue… » Les renseignemens que j’ai recueillis ont confirmé la présomption que la mère avait voulu vendre sa fille et que celle-ci avait échappé à la prostitution par le suicide ; elle s’était confessée la veille et s’était préparée à la mort, comme une martyre.

La situation des ouvriers mariés, chargés d’enfans, devient plus atroce encore, quand l’un des conjoints vient à mourir. Resté seul avec de jeunes enfans dont il est obligé de payer les mois de nourrice, l’ouvrier qui a perdu sa femme tombe souvent dans la plus grande misère ; c’était le cas d’un marchand des quatre-saisons âgé de trente-huit ans, qui s’est asphyxié en laissant la lettre suivante : « Paris, 19 mai 1897. Je suis réduit à la dernière des misères, j’aime mieux mourir que mendier. Je

  1. Les ouvriers à Paris ont tant de peine pour nourrir, habiller et loger leurs enfans, que quelquefois la femme mariée, déjà mère de plusieurs enfans, si elle devient enceinte, se fait avorter ou se suicide. Il y a quelques mois, une pauvre femme, mère de onze enfans, étant devenue enceinte d’un douzième enfant, pendant qu’elle nourrissait le onzième, fut si effrayée de l’impossibilité où elle allait être de travailler, qu’elle se fit avorter et mourut des suites de l’avortement.