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mariages tardifs, volontairement inféconds et devenus moins nombreux ; mais, par suite de causes multiples, économiques, sociales, politiques, dans le détail desquelles je ne puis pas entrer ici, le mariage et la paternité sont devenus des fardeaux très lourds à porter dans les grandes villes et à Paris surtout. Non seulement la vie est très chère pour tout le monde, mais elle est particulièrement difficile pour l’ouvrier marié ; non seulement, ils ont plus de charges, mais ils ont plus de difficultés que les célibataires pour trouver du travail et pour se loger. En effet, si un ouvrier marié, père de famille, est tué dans un accident, le patron, dont la responsabilité est engagée, est tenu de payer une indemnité à la femme et aux enfans. Il est affranchi, au contraire, de cette obligation, si la victime de l’accident est célibataire. Il y a des patrons qui, pour ce motif, recherchent de préférence les ouvriers célibataires. On sait aussi que les familles nombreuses inspirent une véritable terreur aux propriétaires, qui préfèrent souvent aux mères de famille les filles galantes sachant se mettre à l’abri de la maternité. Il y a quelques jours à peine, on me racontait l’extrême difficulté qu’avait eue une ouvrière de Montrouge à trouver un logement, parce qu’elle a cinq enfans : « J’ai cru que je ne parviendrais pas à me loger, disait cette pauvre mère de famille ; personne ne voulait m’accepter à cause de mes cinq enfans. » Enfin, on verra, dans le cours de cette étude, que les secours de l’Assistance publique sont plutôt accordés aux filles-mères qu’aux femmes mariées.

Aussi est-ce dans les lettres écrites par des ouvriers mariés, pères de famille, qui se tuent de désespoir parce qu’ils ne peuvent plus nourrir leur femme et leurs enfans, que j’ai trouvé les cris de douleur les plus déchirans. Un ouvrier serrurier sans ouvrage et devant deux termes de loyer, se décide à se tuer, après avoir écrit la lettre suivante : « Chère femme, ne m’en veux pas de te quitter si brusquement et dans la position où je te laisse, car, voyant qu’avec toute la volonté que j’avais de travailler je n’ai pu trouver à m’employer depuis cinq semaines, et que tu n’oses plus aller emprunter, je me décide, quoique à regret, à partir pour l’autre monde. Je t’en prie, chère femme, ne fais pas comme moi, n’abandonne pas tes enfans et surtout ne leur apprends pas à me mépriser. Ma dernière pensée est pour vous et surtout pour notre fils qui ne connaîtra jamais son père. Je vous embrasse tous. » Ce malheureux ouvrier se tira trois balles à la tête, sans