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Parmi les hommes qui se sont présentés, pour trouver un emploi, à l’Union d’assistance par le travail du Marché Saint-Germain, depuis la fondation, en mai 1892, jusqu’à la fin de décembre 1895, figuraient 47 comptables et caissiers, 14 employés en nouveautés, 27 représentans de commerce, 62 hommes s’occupant d’écritures et de publicité. Ceux-là ont fini par se placer. Mais combien d’autres n’y réussissent pas et finissent par se suicider ! Le 16 juin dernier, un jeune comptable, âgé de vingt-deux ans, s’asphyxie, après avoir écrit à ses parens, qui demeurent en province, qu’il est sans place, qu’il a lutté pendant deux ans contre l’infortune, et qu’il ne se sent plus la force de la supporter : « J’ai assez vécu à vingt-deux ans, ajoute-t-il… Je m’arrête, la tête devient lourde. Adieu, mon père. Adieu, ma mère. Gardez cette lettre, mes larmes la baignent. » En mars 1897, un étudiant en médecine, ayant épuisé ses ressources et ne trouvant pas d’emploi, s’est noyé pour échapper à la misère. Un courtier de commerce, nourri par sa femme, qui gagnait 3 fr. 50 par jour, ne voulant plus lui être à charge, se tue, parce qu’il ne trouvait pas de place, en laissant les lignes suivantes : « Je quitte sans regret cette terre, où je n’ai pas demandé à venir. Je vais voir si l’autre monde vaut mieux. » — La directrice de la maison de travail d’Auteuil me disait qu’elle était frappée, elle aussi, du grand nombre de comptables, commis aux écritures, clercs de notaire, d’avoué, employés, qui venaient lui demander une place. Ayant délaissé le travail manuel pour courir après un petit emploi, ils sont très difficiles à caser. Mais ce qui est plus difficile, c’est d’abord de leur ôter de l’esprit cette croyance qu’un diplôme de bachelier, un brevet supérieur suffisent pour faire trouver une place, et de leur faire ensuite entrer cette idée dans la tête qu’à défaut d’une place de commis aux écritures, ils doivent se résigner à un travail manuel.

Cette résignation à un travail manuel est surtout pénible pour la jeune fille qui a un brevet d’institutrice et qui ne trouve pas à se placer. On a tellement multiplié les brevets, qu’il n’y a pas de places pour toutes les jeunes filles qui en sont pourvues. Que deviennent celles qui n’ont pas de place ? Elles tombent dans la galanterie vénale ou dans une affreuse misère, qui les conduit au suicide[1]. Il y a quelques mois, à Paris, une jeune institutrice,

  1. Les institutrices qui viennent échouer dans des asiles ne peuvent pas comprendre que leur diplôme ne leur fasse pas donner tout de suite une place : « Après avoir tant étudié, après avoir tant travaillé pour avoir le brevet d’institutrice, est-il possible, disent-elles, de rester sans place ! » Au premier abord, elles ont de la répugnance pour le travail manuel, parce qu’elles ne le connaissent pas ; en général, elles ne savent pas se servir de leurs doigts ; puis, quand on leur a appris à repasser, elles y prennent goût (le repassage est, paraît-il, un travail très amusant pour les jeunes filles), et on peut les placer comme femmes de chambre ou comme bonnes d’enfans. Le jour où elles acceptent cette modeste situation sans en être humiliées, elles sont sauvées.