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de l’abandonner dans une société aussi canaille que la nôtre.

« Depuis trente jours, nous avons bien réfléchi ; nous avions l’intention de l’envoyer auprès de parens, mais nous avons craint que, par la suite, on lui fît prendre le chemin de l’Assistance publique. En l’emmenant avec nous, nous lui épargnons bien des douleurs, et enfin il serait monstrueux de ma part qu’ayant le courage de me soustraire aux ignominies de cette société, j’y laissasse un fils, qui n’aurait que la misère en perspective. »

Ce n’est pas toutefois parmi les cochers, mais parmi les petits employés, les représentais de commerce, courtiers ou voyageurs, que j’ai constaté à Paris le plus de suicidés par misère. Par suite de l’éducation inintelligente qui leur est donnée, les fils d’artisans ont pris en horreur le travail manuel, ils veulent faire des écritures, avoir un petit emploi. On me donnait ces jours derniers ce détail instructif : de jeunes sacristains se font renvoyer parce qu’ils trouvent trop pénible l’obligation d’essuyer la poussière des autels. Les fils de paysans ne veulent plus cultiver la terre, ils trouvent que c’est trop fatigant de manier la pioche, de conduire la charrue, de supporter en plein champ les rayons du soleil. A une récente audience, nous avions à juger un jeune homme prévenu de vol, originaire de la province ; son père, appelé à fournir des renseignemens à la justice, a répondu : « Mon fils m’a quitté, parce qu’il ne veut pas travailler la terre ; il est allé à Paris chercher un emploi. » N’ayant pas trouvé cet emploi, il avait volé.

Ce sont quelquefois les parens eux-mêmes qui sont responsables de l’éloignement qu’ont les enfans pour le travail manuel. Bon nombre d’artisans et de paysans, par sotte vanité, ne veulent plus faire de leurs enfans des artisans et des paysans ; ils veulent en faire des employés, des fonctionnaires, des clercs de notaire ; ils contrarient même la vocation des enfans, lorsque ceux-ci veulent se faire ouvriers. Tel est le cas du fils d’un livreur, que ses parens s’obstinaient à tenir sur les bancs de l’école. L’enfant, âgé de quatorze ans, intelligent, affectueux, très avancé, ayant l’horreur de l’immobilité qu’on lui imposait, fatigué de toutes les notions de géographie, d’histoire, de physique, de chimie qu’on entassait dans sa tête, ayant besoin d’exercice, de mouvement, demandait instamment à ses parens à apprendre un métier : ceux-ci, qui rêvaient d’en faire un « monsieur », un petit employé, restèrent sourds à toutes les supplications de l’enfant ; désespéré de leur refus, il se pendit.