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S’il est une catégorie d’ouvriers qui inspire moins d’intérêt qu’une autre, c’est assurément celle des cochers ; ils sont souvent grossiers, ils fatiguent les voyageurs par leurs exigences et les passans par les injures qu’ils leur prodiguent, même après les avoir écrasés. Les nombreux suicides de cochers que j’ai observés me permettent cependant de dire qu’ils sont plus malheureux qu’on ne le croit, et que beaucoup d’entre eux valent mieux qu’on ne le suppose. Il y a parmi eux un certain nombre de prêtres défroqués, d’anciens séminaristes, véritablement malheureux. Un de ceux-ci, qui dernièrement s’est suicidé par misère, se plaignait dans une lettre qu’il a laissée du peu de rendement de sa journée. Un autre, âgé de soixante ans, avant de se suicider avec sa femme, ouvrière mécanicienne, et son fils âgé de dix ans, écrivait au commissaire de police une lettre, que je crois devoir reproduire en entier, à cause des détails qu’elle contient :

« Il y a un mois que ma femme et moi avons décidé ce que nous allons exécuter cette nuit, nous donner la mort par asphyxie.

« Les 11, 12, 13 et 14 novembre dernier étaient mes quatre dernières journées de travail ; mes recettes montaient à 67 fr. 50 et je devais en payer 68 ; il me fallait donc prendre chez moi 50 centimes pour payer la voiture et les frais de cour, d’éclairage et de place ; j’avais donc travaillé quatre jours, c’est-à-dire une moyenne de soixante-quatre heures sans rien gagner et j’étais obligé d’ajouter 50 centimes pour satisfaire mon patron.

« Pour comble de misère, le 14, ma femme m’apprit que la veille, à 7 heures du soir, nous avions reçu notre congé par huissier ; c’est alors qu’après avoir réfléchi je me décidai à en finir.

« Depuis cinq années que je fais ce métier qui m’a toujours répugné, j’ai emprunté aux parens et aux amis plus de 500 francs, que je n’ai pu rembourser. J’ai eu deux contraventions injustement faites ; chaque contravention m’a jeté dans une profonde misère. Enfin, je me suis décidé à demander un secours au ministère de la guerre, car j’ai quatorze années de service militaire, j’ai été employé dans les bureaux de l’état-major général du gouverneur de Paris ; j’ai ajouté à ma lettre mon congé par huissier. On aurait probablement préféré y trouver un billet de confession ; mais les miens et moi n’avons jamais mangé de ce pain-là et préférons à toute espèce d’hypocrisie… la mort.

« Nous faisons partager notre sort à notre enfant ; nous avons trop souffert pendant toute notre vie, pour commettre la lâcheté