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j’ai lus, je n’ai trouvé qu’à peine quelques demandes de secours. Le cri de douleur qui s’en échappe est presque toujours provoqué par le manque de travail ou par l’insuffisance des salaires.

On entend souvent dire que l’ouvrier laborieux et honnête trouve facilement du travail à Paris, que Paris « est le paradis terrestre des ouvriers ». Ce n’est pas l’avis de ceux qui meurent de faim ou qui se tuent. Un ouvrier qui vient de se suicider pour manque de travail a laissé une lettre où je lis les lignes suivantes : « L’enfer est sur terre ; le paradis est sous terre. » L’encombrement est tel à Paris, les provinciaux, les étrangers y accourent en si grand nombre, qu’il n’y a pas de travail pour tout le monde, même en temps normal. En 1897, le travail a manqué plus encore que les autres années, et le nombre des suicides s’est accru ; pendant les mois de juin et de juillet, j’ai relevé quelquefois trois, quatre suicides par misère le même jour. Des ouvriers mariés, pères de famille, cherchent du travail pendant plusieurs semaines sans en trouver ; durant ce temps, les petites ressources du ménage s’épuisent, les dettes se contractent. Chaque matin, l’ouvrier part à la recherche du travail ; un soir la femme et les enfans qui attendent avec impatience son retour ne le voient plus revenir ; la police avertie le recherche ; elle le trouve noyé ou pendu à un arbre du bois de Boulogne « J’erre depuis le matin, écrit un père à son fils ; je ne trouve pas de place… Je ne sais trop si c’est l’eau ou la corde qui me servira… Ce soir, quand tout le monde sera parti du bois, je crois faire mon affaire. » On le trouva pendu au bois de Boulogne. Sur un ouvrier âgé de quarante-deux ans, on a trouvé la lettre suivante adressée au commissaire de police (à Paris, presque tous les désespérés, avant de se donner la mort, écrivent au commissaire de police, pour faire connaître les causes de leur suicide et leurs dernières volontés) : « Je sais qu’on ne doit pas mettre fin à sa vie ; je dois donc vous dire le motif qui me force à me donner la mort. Je me suicide parce que je vois venir la misère ; je ne veux rien demander à personne. Je ne voulais que du travail. » — Le 20 juin, un ouvrier imprimeur, âgé de soixante-neuf ans, se donne la mort ; quelques jours auparavant, il avait écrit à un ami : « Je cours Paris en tous sens, malheureusement, jusqu’ici je n’ai encore rien pu trouver. Je suis désespéré, car je suis à bout de ressources et honteux de moi-même. » — « Je suis sans travail, bientôt je serai sans pain ; je prends donc le parti d’en finir », écrivait un autre ouvrier, âgé de trente-huit ans, avant de se tuer.