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l’entraîner. Quelques-uns de ses malheureux compagnons rentrèrent en France, disant qu’ils aimaient mieux être massacrés que de mourir de faim ; les autres jetèrent leur uniforme, et, couverts de la blouse des paysans, tentèrent de gagner la Bretagne ; plusieurs se brûlèrent la cervelle. Le reste reflua sur Liège où, suivant l’ordre de la Cour de Vienne, les débris de l’armée des Princes devaient prendre leurs quartiers d’hiver.

Les récits de cette catastrophe commençaient à circuler en Bretagne et y causaient un indicible effarement. Le marquis de la Rouerie, avisé l’un des premiers, avait reçu dès la fin de septembre une lettre de Calonne l’avertissant de différer de se montrer et qu’on « agirait en grand dans le mois de mars ». Il essaya de se faire illusion ; il ne voulait pas s’avouer vaincu sans combat ; il cherchait à se persuader que ses chances restaient entières et qu’il était assez fort pour agir avec le seul concours de ses affiliés. Il tenta de faire partager cet espoir insensé aux chefs de l’association qu’il convoqua secrètement à la Fosse-Ingant.

Combien cette réunion différait de celle tenue au mois de mai précédent, alors que la certitude de la victoire prochaine enflammait tous les courages ! Aujourd’hui, quelques commissaires seulement furent exacts au rendez-vous : l’accueil fut silencieux et triste. Les plus fidèles cependant étaient là, Desilles, Dubuat de Saint-Gilles, Fontevieux, Thérèse de Moëlien… Chévetel. Quand ses amis eurent pris place autour de la table, la Rouerie parla d’un projet de prise d’armes qui serait indubitablement secondé par les agens royalistes de Paris et par une descente sur les côtes des émigrés de Jersey : il proposa la date du 10 octobre ; mais un silence accueillit ses paroles. Le marquis, agité, fiévreux, interrogeait les assistans du regard : l’un d’eux émit enfin la crainte qu’une tentative si peu préparée n’eût d’autre effet que de hâter la perte du Roi. Les autres, alors, encouragés par cet argument, se montrèrent unanimement d’avis « de remettre la levée de drapeaux à une date indéterminée » ; les chefs resteraient à leurs postes et se tiendraient prêts au premier signal ; mais les circonstances actuelles imposaient une extrême prudence, et la Rouerie devait comprendre qu’un seul parti lui restait : gagner Jersey et attendre à l’abri des poursuites engagées contre lui l’heure favorable à un soulèvement général.

Thérèse de Moëlien, seule femme admise à ce conseil, prit à son tour la parole et protesta avec énergie contre cette