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ceux-là le trouveront sans doute insuffisant qui se sont formé de la justice quelque idée moins grossière, et qui savent que l’imitation même ne s’en réalise qu’au prix de quelque sacrifice. Il n’y a pas de combinaison de chimie ou de croisement physiologique dont on puisse faire sortir un atome de justice ; et la nature, qu’on invoque, ne nous donne que des exemples ou des leçons d’injustice. La force y prime constamment le droit, et le « désir » s’y étend aussi loin qu’il peut se satisfaire. L’origine de l’idée de justice est plus cachée. On ne la tire même pas du spectacle de l’injustice, pas plus que l’on ne tire du milieu des erreurs la vérité qui les juge. Il faut remonter plus haut encore, et l’abbé Froment, à qui l’on a dû l’enseigner, mais qui est décidément un pauvre homme, ne s’en doute pas, l’a oublié. Mais M. Zola le sent bien ! et ce n’est pas pour une autre raison qu’il termine en prophétisant la religion de la science. « Une religion de la science, c’est le dénouement marqué, certain, inévitable, de la longue marche de l’humanité vers la connaissance. Cette dernière y arrivera comme au port naturel, à la paix mise enfin dans la certitude, lorsqu’elle aura passé par toutes les ignorances et par tous les effrois. » On n’en attendait pas tant ! et il y a plaisir à trouver sous la plume de M. Zola cette énergique affirmation du besoin de croire.

Une citation en provoque aisément une autre : « Les hommes ont besoin de vivre, et pour vivre ils ont besoin de savoir comment vivre. C’est ce que tous les hommes ont toujours reconnu ; et de tout temps, jusqu’à notre temps, cette connaissance de la façon dont les hommes devaient vivre a passé pour une science, pour la science des sciences… C’est de notre temps seulement qu’on a imaginé de dire que la science de la façon dont les hommes doivent vivre n’était pas une science, la seule science véritable et sérieuse étant l’expérimentale, celle qui commence à la physique pour aboutir à la sociologie. » Qui a dit cela ? c’est Tolstoï, qu’on n’accusera pas, je pense, en le disant, d’avoir voulu défendre les privilèges de la société capitaliste ; c’est un homme qui a sans doute prouvé que l’iniquité sociale ne lui était pas moins odieuse qu’au châtelain de Médan ; c’est aussi l’auteur de quelques romans qui peut-être ne sont pas trop au-dessous de l’Assommoir et de Nana.

Il a raison ! On va plus commodément aujourd’hui qu’autrefois de Paris à Marseille, et on s’empoisonne à bien meilleur marché. Mais il ne semble pas que l’on soit plus heureux ni que le poids de la vie ait sensiblement diminué. Ne peut-on même pas dire qu’il s’est plutôt