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irait mouiller devant Constantinople (22 octobre). Cette arrivée des vaisseaux amis triomphe des dernières tergiversations du Sultan. Le lendemain même, la guerre est solennellement déclarée. Néanmoins la diplomatie continuait à échanger ses bavardages inutiles, lorsque surgit l’événement imprévu, mais toujours immanquable qui dénoue les situations mûres. Des navires turcs, parmi lesquels il n’y avait pas un seul vaisseau de ligne, chargés de vivres et de munitions à destination de Batoum, port turc, furent attaqués et détruits à Sinope, où ils étaient encore à l’ancre, par l’amiral russe Nachimoff. Près de 4 000 Turcs succombèrent (30 novembre 1853). Le peuple anglais éprouve une véritable rage, et crie vengeance.

Malgré cette poussée d’opinion publique, la seule mesure vigoureuse à laquelle Aberdeen se put résoudre fut de conférer aux amiraux le pouvoir discrétionnaire d’entrer dans la Mer-Noire. Palmerston n’y tint pas : comme il n’est pas reçu qu’on se retire sur une question extérieure, il prit prétexte d’une difficulté sur la réforme parlementaire et donna sa démission.

L’Empereur n’en devient que plus insistant, presque impérieux ; il accule Aberdeen à la nécessité de rompre avec lui ou d’avancer. On a assez patienté, tergiversé ; il est temps de conclure. Le ministère attachait tant d’importance, non seulement à ce que les deux gouvernemens agissent en commun, mais aussi à ce que les instructions adressées à leurs agens respectifs fussent les mêmes, qu’il se résigna au mode d’action particulier proposé par le gouvernement français. Un ordre identique est envoyé aux amiraux d’entrer dans la Mer-Noire, et de notifier aux autorités maritimes de Sébastopol que tout navire russe rencontré en mer serait invité, et au besoin contraint, de revenir au port. Palmerston satisfait reprend sa place dans le ministère.

A chaque concession obtenue, l’Empereur ose davantage. Maintenant que le ministère anglais, engagé à fond, ne saurait reculer, il ne se contente plus d’actes d’énergie accomplis en commun, il sort du rang, prend la tête et porte seul le dernier coup, comme il a porté seul le premier. Sans entente préalable, il adresse publiquement au Tsar une sommation altière[1]. Nicolas

  1. Mon ancien professeur d’histoire, M. Wallon, bien qu’historien éminent, n’en a pas moins écrit, dans son éloge de Maury, que Napoléon III avait fait la guerre à la Russie « pour complaire à l’Angleterre » ! Toute l’histoire de Napoléon III, jusqu’à présent, a été écrite avec cette vérité.