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sont rien moins qu’immuables. Cependant il faut être prêt avant l’hiver. Il est possible qu’il vienne un secours du Nord : on l’avait promis ; mais la saison est bien avancée. Cependant, envoyez-moi un rapport sur la meilleure rade de débarquement, à l’adresse de M. Waltson, poste restante à Coblentz. » Afin qu’il y eût, peut-être, quelque chose de précis et de sensé dans cette lettre, elle se terminait par ce prudent post-scriptum : « Nous pouvons, connaissant nos écritures, nous dispenser désormais de signer. » Et, au bas de ces lignes, par inattention sans doute, le distrait homme d’Etat signait, en toutes lettres, de Calonne.

Tuffin reprit le chemin de France après avoir cependant touché 1S 000 livres que Calonne envoyait à la conjuration, non pas en numéraire, mais en bons de la Caisse d’Escompte qui perdaient alors, au change, près de la moitié de leur valeur. Quelque insouciant et léger que fût l’émissaire du marquis de la Rouerie, il comprenait bien que ces papiers, négociables peut-être chez quelque agioteur parisien, ne seraient plus bons, s’il les apportait en Bretagne, qu’à bourrer les fusils des gars. La difficulté était de trouver un escompteur qui consentît à hasarder l’opération : Tuffin ne connaissait personne à Paris.

— « Parbleu, se dit-il, l’ami Chévetel me renseignera. » Et il se rendit à l’hôtel de la Fautrière.

Le docteur, non point par conviction politique, mais par suite des circonstances qui l’avaient rapproché de Danton et de ses partisans, avait rompu tout lien avec son passé. Du reste, il n’avait jamais aimé la Rouerie. Il éprouvait au contraire pour lui une de ces haines sournoises, faites de rancune et de dissimulation, la haine du serf contre le noble, de l’obligé envers son bienfaiteur. En l’admettant dans son intimité, le marquis avait agi avec sa franchise habituelle, en homme qui se soucie peu des distances sociales ; mais la familiarité des grands a toujours, même à leur insu, quelque chose, d’insolent et de dédaigneux. Chévetel en avait-il été froissé, ou sa nature envieuse le prédisposait-elle à supporter impatiemment l’inégalité de fortune et de situation qui le séparait de la Rouerie ? Ce qui paraît certain, c’est qu’il le détestait : le portrait qu’il a tracé de lui le prouve : il le dépeint « tenace, ambitieux, avide de commandement », et c’est dans cette animosité peut-être qu’il faut chercher la cause du rôle que Chévetel consentit à jouer.

S’il n’avait communiqué à personne les secrets que le