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avec Calonne, le grand maître de l’émigration. Aucun homme ne semblait moins désigné, pour la direction d’affaires si compliquées et si graves, que cet ancien ministre de Louis XVI. Calonne entreprenait tout et ne terminait rien : il tentait à la fois mille opérations contradictoires, ébauchait sans cesse de nouveaux projets, multipliait à l’infini ses moyens d’action. Superficiel et léger, vivant nonchalamment entre Mme de Poulpry et Mme de Lage, il ne donnait à aucun travail le temps nécessaire, se faisait adresser des rapports et n’y répondait pas ; recevait des lettres qu’il ne prenait pas la peine de lire ; croyait toujours le succès prochain et assuré. Son exemple est instructif et montre qu’en politique le dévouement ne suffit pas : nul ne fit de plus grands sacrifices à la cause royale ; il se ruina pour elle ; avant l’entrée en campagne des émigrés, il s’était déjà engagé, afin de subvenir aux plus pressans besoins de l’armée des princes, de 150 000 livres au-delà de sa fortune ; on ne peut lui refuser ni l’intelligence ni la facilité. Telle fut pourtant son incurie qu’il porte, en grande partie, la responsabilité de l’effroyable débâcle dont nous aurons à raconter les principaux incidens.

Il ne semble pas, du reste, qu’il prît très au sérieux les projets du marquis de la Rouerie : il se contenta de donner, comme toujours, son approbation, et d’engager le marquis à faire choix d’un homme sûr qui pourrait servir de courrier entre Coblentz et la Bretagne, afin d’assurer la concomitance des opérations.

L’homme sur était trouvé. La Rouerie avait, en effet, rencontré, flânant dans les rues de Coblentz, un de ses anciens compagnons d’armes d’Amérique, Georges de Fontevieux. Neveu de la princesse douairière de Deux-Ponts, Fonlevieux s’était enrôlé à treize ans comme volontaire dans la légion de Condé : il avait servi, en la même qualité, au régiment de Limousin, et était passé en Amérique au mois de janvier 1778. Le colonel Armand l’avait incorporé dans sa légion et nommé lieutenant l’année suivante. A la paix, Fontevieux avait obtenu une commission de lieutenant en second au bataillon des chasseurs de Gévaudan, qu’il avait abandonné pour émigrer au commencement de 1791. Il parlait l’allemand, le français et l’anglais avec une égale facilité, et avait donné, lors du siège d’York, en Virginie, des preuves de bravoure que la Rouerie n’avait pas oubliées. Il lui confia donc ses projets et lui proposa de servir de courrier à la conjuration. Fontevieux accepta avec enthousiasme, promit de ne pas quitter