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Depuis longtemps le marquis de la Rouerie venait familièrement à la Mancellière. Avant son départ pour l’Amérique, il avait sollicité la main de la fille aînée du comte de Noyan ; celui-ci, qui, en aucune circonstance ne prenait avis de personne, avait nettement repoussé la proposition et marié sa fille au comte de Kersalaün. Ce refus, cependant, n’avait pas nui aux relations établies entre les deux gentilshommes, relations que les événemens politiques et la conformité d’opinions avaient encore resserrées. Tous deux, examinant la situation faite à la noblesse bretonne par son abstention volontaire, formèrent le plan d’une association réunissant dans une commune entente tous ceux qui regrettaient leur inaction ou qu’effrayaient les orageux débuts de la Révolution. Ils en arrêtèrent les bases, combinèrent les moyens d’exécution, supputèrent les ressources possibles, recueillirent quelques adhésions, et s’accordèrent à reconnaître que l’heure était propice à un soulèvement royaliste.

Le comte de Noyan consentait à apporter au projet l’appui de son nom et de sa situation ; mais à la condition que ses chères habitudes n’en seraient en rien modifiées : il fallait un chef jeune, entreprenant, actif, populaire, et ce rôle revenait de droit au marquis de la Rouerie qui réunissait en lui toutes ces qualités. Le souvenir de ses désordres, sa réputation de tête folle, ses manières même parfois excentriques et toujours insouciantes des préjugés, pouvaient, il est vrai, nuire quelque peu à son autorité. Il importait aussi, afin de parer à tout prétexte d’insubordination, qu’il fût agréé et reconnu en sa nouvelle qualité, sinon par le roi, alors prisonnier du parti constitutionnel, du moins par le Comte d’Artois qui, émigré depuis 1789, représentait aux yeux des purs monarchistes le droit royal dans toute son intégrité. Il fut donc convenu que la Rouerie gagnerait au plus tôt Coblentz, pour soumettre au frère de Louis XVI le plan d’organisation et obtenir son assentiment. Transporté de joie à l’idée du rôle qui lui est réservé, le marquis fait aussitôt ses préparatifs, emprunte quelque argent pour subvenir aux frais de son voyage, et se met en route. Pour n’être pas soupçonné d’émigration, il prend prétexte d’intérêts qui l’appellent à Londres, se fait régulièrement délivrer un passeport et s’embarque à Saint-Malo. Sa belle cousine Thérèse de Moëlien l’accompagnait ; il emmenait en outre un domestique fidèle, nommé Saint-Pierre, Guillon, son perruquier, et Bossart, son valet de chambre. Les voyageurs ne firent que