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fallait qu’on ne soupçonnât pas l’Empereur de l’attendre, qu’il ne fût pas trop prompt à la saisir ; qu’il ne parût aller à la guerre que contraint et forcé : sans quoi toutes les défiances se seraient réveillées et la Sainte-Alliance, loin de se dissoudre, aurait repris une vigueur nouvelle. Il fallait que la querelle, de latine et française qu’elle était, devînt générale. Tant que les Anglais n’y verraient qu’une dispute entre des moines et des prêtres sur la possession d’une clef, ils resteraient de glace. On ne les rendrait de feu qu’en élevant le débat de sacristie aux proportions d’un intérêt général d’équilibre, en réveillant ainsi à la fois les passions anglaises et les suspicions autrichiennes. C’est à quoi l’Empereur s’appliqua avec une habileté suivie.

Plus Nicolas s’irrite, plus lui s’enferme dans un flegme impénétrable ; il parait à peine savoir ce qui se passe à Constantinople, c’est une petite affaire de sa diplomatie. Son affaire à lui, c’est de développer le commerce et l’industrie, de faire monter la Bourse, de creuser des canaux, d’ouvrir des chemins de fer. Notre opposition, qui eût été certainement pacifique, s’il s’était montré belliqueux, devint furieusement belliqueuse quand elle le crut pacifique. Proudhon épanche son indignation avec le Prince Napoléon. « L’Empire, c’est la paix, est synonyme du mot de Louis-Philippe : la paix partout, la paix toujours. Après treize mois de temps perdu, tandis qu’il eût peut-être suffi d’un simple retrait des forces françaises pour faire tomber la Sainte-Alliance aux genoux de l’Empereur, nous sommes de nouveau écrasés sous les concessions et les hontes du règne de dix-huit ans ! — Et cette déchéance, nous la devons, grand Dieu ! au nom de l’Empereur ! à un Napoléon !… Les Bourbons ont subi les traités de 1815, mais la dynastie de Juillet, la République de Février, le nouvel Empire les ont acceptés. »

Cependant le Tsar exécute la menace annoncée à Castelbajac. Il envoie à Constantinople avec grand fracas, le prince Menchikoff, son aide de camp, amiral, ministre de la marine, placé en dehors de la dépendance du ministre des Affaires étrangères ; il devait réclamer — comme garantie solide assurant l’inviolabilité du culte professé par la Russie, aussi bien que par la majorité des sujets chrétiens de la Porte — un traité secret (sened), en dehors de la France et de l’Angleterre, établissant un protectorat effectif sur l’Église grecque tout entière en Turquie. En retour, le Tsar offrait, contre les menaces du gouvernement français, une