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bâtir des pavillons et les meublait-il de tables de porcelaine ? Non, mais il avait un tort cinquante fois plus grand. Mieux vaut qu’un roi courtise une jolie femme que les provinces de ses voisins. La maîtresse du roi de Prusse lui a coûté cent millions sterling et cinq cent mille hommes. »

Tel était Arthur Young dans son beau temps, tel il se montre à nous dans son Voyage en France, livre précieux, solide et jeune, aussi attrayant qu’instructif, où la statistique même a du charme et du piquant. Avec l’âge il se transforma, et nous avons peine à le reconnaître dans son autobiographie qu’il composa sur le tard et que miss Betham-Edwards vient de publier[1]. Il écrivait beaucoup, il écrivait trop, il était le plus écrivant des hommes ; il avait une plume facile et incontinente. Il se vantait lui-même « d’avoir en un seul jour noirci toute une main de papier azuré. » Il a légué à ses héritiers une formidable et monumentale histoire manuscrite de l’agriculture depuis le déluge, en cinq volumes in-folio, que le British Museum a récemment acquis. Si on avait publié son autobiographie telle qu’il la rédigea, il aurait fallu beaucoup de vaillance, de résolution pour la lire jusqu’au bout. Miss Betham, qui s’entend au jardinage, a élagué, ébranché ce bois trop touffu. Sans mettre du sien dans le texte, sans changer un seul mot, elle a supprimé les détails inutiles, les longueurs, les redites. C’était un travail délicat dont elle s’est tirée à son honneur.

En vieillissant, l’épicurien raffiné est devenu un puritain contrit, sombre, morose. L’Arthur Young d’autrefois n’est plus à ses yeux qu’un grand pécheur à qui il demande des comptes et qu’il tient implacablement sur la sellette. Il a perdu à jamais sa gaîté ; tout au plus, à force de remuer des cendres refroidies, en fait-il jaillir parfois quelque étincelle. De temps à autre, son front s’éclaircit, se déride, il rapprend à sourire et se laisse aller à conter une anecdote, à mettre en scène un original. Chassant sa morne tristesse, il évoque dans la page la moins grise de ses Mémoires le souvenir d’un gentleman irlandais, qui était fort hospitalier et faisait les honneurs de sa maison à tout l’univers ; mais sa maison était fort dépourvue, et il faisait jeûner ses invités. Son cuisinier, à qui il ordonnait de préparer des repas de vingt couverts, lui disait : « Je n’ai pas de charbon. — Mon ami, brûlez de la tourbe, répondait-il. — Je n’ai pas de tourbe. — Qu’à cela ne tienne, coupez un arbre. » Il oubliait que depuis longtemps il les avait tous coupés. Cet Irlandais à la fois magnifique et serré aimait

  1. The autobiography of Arthur Young, with selections from his correspondence, edited by M. Betham-Edwards ; Londres, 1898.