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en un archipel dont les innombrables îlots se sont soudés les uns aux autres, à mesure que les canaux qui les séparaient se sont comblés. Les premiers documens que nous apporte la période historique nous montrent ce travail déjà accompli. Le delta est formé. Le Rhône se divise à Arles en deux branches enserrant l’île de la Camargue, que sillonnent trois bras secondaires destinés à être bientôt comblés. L’avancement des alluvions dans la mer est moindre qu’aujourd’hui. Mais la différence n’est pas aussi considérable qu’on pourrait le croire, car l’itinéraire maritime d’Antonin place la principale des embouchures à trente milles (44 kilomètres) d’Arles.

Les terres les plus rapprochées du fleuve, recevant plus fréquemment que les autres la visite des eaux chargées de limon, sont aussi celles qui s’exhaussent le plus rapidement. D’autre part, l’action incessante des vagues forme tout le long du rivage de la mer un cordon ou bourrelet littoral qui retient les eaux superficielles. De cette double cause résulte la classification des terrains alluvionnaires. Les plus voisins du fleuve sont les plus fertiles. Les plus éloignés sont à l’état de marais ou d’étangs, et les terres intermédiaires sont plus ou moins propres à la culture, selon qu’elles sont plus ou moins élevées. Telle était l’œuvre de la nature dans le delta du Rhône à l’époque où commence l’histoire.

Si le Rhône avait été laissé à lui-même, il aurait parachevé son œuvre, en colmatant progressivement tous les terrains tributaires de ses eaux. Les étangs seraient aujourd’hui des marais ; les marais des terres arables ; les terres basses et stériles des terres de première qualité ; mais, de bonne heure, la prudence à courte vue des hommes a contrarié l’action de la nature.

Lorsque les terres, voisines du Rhône eurent été mises en culture, leurs propriétaires ne tardèrent pas à constater que les crues du fleuve compromettaient trop fréquemment leurs récoltes. Pour se préserver de cet inconvénient, ils entourèrent leurs domaines de levées en terre. L’exemple se propagea de proche en proche ; les levées se soudèrent les unes aux autres, et le fleuve finit par être enserré entre des lignes ininterrompues de digues insubmersibles. Par la suite des temps, les propriétaires s’entendirent pour entretenir et pour fortifier ces chaussées. Les autorités locales, au nom de l’intérêt collectif, réglementèrent les associations ainsi formées. Enfin l’Etat omnipotent, se substituant aux