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on demeure stupéfait, non pas seulement en voyant que son contradicteur ne l’admit point, mais en constatant qu’il n’en comprit même pas la noblesse et la grandeur.


J’écoute, j’applaudis, et passe mon chemin,


se contente-t-il de répondre en empruntant à Alfred de Musset un de ses alexandrins, qu’il complète par une citation de Shakspeare : « Des mots ! des mots ! des mots ! » Et ce fut toute sa réfutation de la théorie philosophique que l’on opposait à ses projets de réforme.

Si l’autorité d’un desservant de l’Eglise lui semblait ainsi négligeable et plus ou moins suspecte de cléricalisme, il aurait pu pourtant se rappeler que, vingt-trois siècles auparavant, la même opinion avait été soutenue, et presque les mêmes « mots » avaient été prononcés par un penseur de l’antiquité hellénique, auquel on a décerné parfois, il est vrai, l’épithète de divin. Un des dialogues de Platon n’est, en somme, que le développement des paroles qui retentissaient, à plus de deux mille ans de distance, dans la chaire de Saint-Philippe-du-Roule. Et lorsque Socrate, à la veille de boire la ciguë, refuse à Criton, son disciple, de s’évader de sa prison, c’est qu’il considère, lui aussi, que « la société tout entière repose sur le principe absolu du sacrifice total de l’individu à une cause supérieure » ; c’est qu’il estime que le premier sacrifice dû par le citoyen à la Cité, c’est l’obéissance aux lois nécessaires, ces lois fussent-elles cruelles jusqu’à exiger d’inutiles supplices, ces lois fussent-elles injustes jusqu’à réclamer la mort d’un innocent. Avec nos revendications incessantes des droits de la personne humaine, et notre oubli assez fréquent de ses devoirs, nous sommes loin assurément de cette morale si peu moderne, tellement démodée qu’elle prête aujourd’hui à sourire ; peut-être n’en sommes-nous pas pour cela plus près de la vérité ; peut-être en effet les sociétés vivent-elles surtout par le sacrifice plus ou moins complet des intérêts de chacun à l’intérêt social ; sacrifice, ou bien que nous consentons volontairement, — et alors nous sommes aptes à toutes les libertés, — ou bien que nous ne voulons accepter que par la contrainte, — et alors nous sommes légitimement dignes de toutes les tyrannies.


MAURICE SPRONCK.