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Mais où l’écrivain apparaît décidément comme la victime d’une prodigieuse illusion littéraire, c’est lorsque l’on constate l’importance prépondérante et presque absolue qu’il a attribuée à l’amour dans les pensées et les actions des hommes. Il a un peu trop jugé la vie d’après la poésie, le roman, le théâtre et la rubrique des journaux où sont inscrits « les drames de la passion ». Il a trop pris au sérieux, autour de lui, dans « le monde », c’est-à-dire dans un milieu restreint, riche et oisif, les jeux laborieux et compliqués, parfois grotesques, parfois tragiques, que fait naître artificiellement l’antique instinct des sexes ; et il a généralisé les fictions des poètes, en les contrôlant par l’observation spécieuse de mœurs exceptionnelles. Ainsi documenté, il ne s’est jamais bien rendu compte que, dans la réalité normale, l’amour, — mauvais ou bon, — occupait une place infiniment moindre qu’il ne le prétendait : « Vous m’objecterez, répliquera-t-il, que je ne choisis mes tableaux que dans les classes supérieures ; à quoi je répondrai que, lorsque les classes supérieures donneront l’exemple, les classes inférieures le suivront. Quand vous versez du vin dans le haut d’une bouteille, soyez assuré qu’il y en a au fond. » Or, cette réponse, même renforcée d’une comparaison qui n’est d’ailleurs pas juste, a le défaut de ne contenir que l’expression d’un point de vue personnel. Dans les classes courtoisement qualifiées de supérieures, on ne peut guère nier pourtant que les conditions spéciales de l’existence doivent déterminer une surexcitation particulière de certains sentimens. Dans les classes dites inférieures — et nous sommes obligés d’entendre par ce mot l’immense foule des êtres vivans — les conditions ne sont plus identiques ; d’ordinaire, l’imagination n’a pas été soumise à un régime d’entraînement factice ; les tentations sont moins fréquentes ; et puis, trop de sujets absorbent l’activité cérébrale et physique de l’homme, — n’eût-il que le souci de ses intérêts matériels à défendre et de son pain à gagner, — pour lui laisser le loisir de cultiver librement ses velléités passionnelles ; il n’a pas le temps d’aimer mal ou bien, et de se consacrer longuement à Manon, à Charlotte ou à Virginie. Quand nous aurons donc mis à part une poignée de nos contemporains, nous nous apercevrons que des millions et des millions d’autres ont vécu sans que l’amour ait pesé sur leurs destinées d’un poids appréciable ; ils l’ont heureusement réduit, soit à des habitudes de cohabitation, soit à quelques caprices des sens, et on les étonnerait en leur révélant que le