Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/635

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La brutalité méprisante, affichée en ces citations, ferait presque croire à des boutades passagères, conçues aux heures de misanthropie et d’amertume, dès lors sans portée ni conséquence. Rien ne serait plus erroné néanmoins qu’une semblable interprétation. Ce mépris si durement exprimé est, au contraire, tellement sincère et sérieux qu’un idéal vers lequel l’écrivain reviendra le plus souvent, et avec le plus de complaisance, ce sera celui de l’homme assez fort pour bannir de sa vie toute préoccupation amoureuse : « L’homme supérieur ne considère l’amour, quelque sens qu’on donne au mot, que comme un dérivatif inutile, dangereux, des forces qu’il a besoin de concentrer sur une pensée unique. » La femme ne joue un rôle dans l’existence de l’époux à qui elle est associée que si celui-ci est « d’une valeur douteuse. » Enfin, aux dernières pages de l’Homme-Femme, dans la célèbre prosopopée que l’auteur adresse au fils qu’il aurait pu avoir, nous retrouvons la même pensée encore plus nettement affirmée : « Peut-être sens-tu en toi la force de dire au féminin : Qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? et de te consacrer uniquement et dans ta totalité à l’amour des choses qui ne périssent pas, de Dieu, de la nature, de l’humanité, de la science, de l’art ? Si tu en es là, mon fils, je n’ai rien à te dire ; le problème est résolu et je m’incline devant toi, non sans remercier la femme qui m’aura aidé dans l’œuvre d’un pareil fils. » Théorie défendable. — Seulement il ne faudrait point aussitôt faire d’un sentiment, qu’on a commencé par nous peindre comme si gravement suspect, la principale assise de la société.

De nouveau, sans doute, le législateur, attentif à ne pas se mettre en contradiction trop flagrante avec le psychologue, va s’ingénier à nous démontrer comment il y a amour et amour, de même qu’il y a conscience et conscience. Il y a l’amour de bon aloi, sans lequel « rien n’est grand, rien n’est vivant, rien n’est possible. » Et puis, il y a l’amour qui n’est que passion, galanterie, sensualité, libertinage. Le premier se distingue du second en ce qu’il s’accompagne de « l’estime », en ce qu’il est « unique et éternel », en ce qu’il ne saurait exister « autre part que dans le mariage ». Nous croyions avoir compris déjà que le mariage, de son côté, n’existait que par l’amour ; remarquons en passant comment, faute de mesurer l’exacte valeur de termes vagues et de formules ambiguës, on peut en arriver à tirer tout un système moral d’une pure tautologie.