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n’hésite jamais à distribuer largement ce législateur draconien. A ses yeux, la liberté, la vie même des particuliers ont l’air de ne peser presque rien devant les intérêts supérieurs de la collectivité, que cette collectivité s’appelle du reste la commune, la tribu, le clan, la cité ou l’Etat.

Or, en dépit des apparences, rien n’est plus superficiel et illusoire chez Alexandre Dumas fils que le sentiment collectif. En réalité, ce sociologue n’a jamais pu se pénétrer de ce qu’était « la Société » ; ce restaurateur du principe familial n’a pas eu la moindre notion de ce qu’était « la Famille ». Il n’a vu, il n’a connu, et il n’a compris que l’individu et les intérêts individuels. Alors même qu’il frappe le plus durement une individualité coupable, observez qu’il cherche toujours beaucoup moins à défendre l’ordre social qu’à garantir ou à venger une autre individualité innocente. Il voit le conflit entre l’époux adultère et l’époux trahi, entre le père naturel et son enfant, entre la fille séduite et son séducteur ; il prend impétueusement parti pour les victimes, — ce qui l’honore, — et il demande pour chacune d’elles une nouvelle mesure protectrice ; mais il s’inquiète rarement du contre-coup que peuvent avoir sur les institutions et sur les mœurs toutes ces réformes légales. Il s’en inquiète si peu que, au besoin, il tolérera et il conseillera qu’on se fasse justice soi-même, lorsque la Loi aura failli à quelqu’une des obligations qui lui incombent. Et Dieu sait si ces obligations sont étendues et absolues ! Quand la princesse Georges se plaint de son mari qui la trompe et qui menace de la ruiner, il ne suffit pas que le Code l’autorise à retourner chez sa mère et lui assure l’argent de sa dot : « La vie matérielle toujours ! s’écrie-t-elle éloquemment. La table et le logement, tel est le souci de la société ! Et c’est tout ce qu’elle croit me devoir. Et si je ne peux plus manger ? Et si je ne peux pas dormir, que fera-t-elle pour mon cœur qu’elle aura laissé briser, pour mon âme qu’elle aura laissé meurtrir ? » Et comme ni la Société ni la Loi n’ont été capables de faire ce qu’elles devaient pour le cœur et l’âme de la princesse, celle-ci estime avec calme qu’elle est « dans son droit » en essayant d’assassiner le prince. L’auteur, au préalable, a daigné nous prévenir que son héroïne était « une valeur, une valeur exceptionnelle de nos jours », et qu’il voulait « qu’elle servît d’exemple. » Nous nous doutions du reste un peu de ses idées à ce sujet, et il les a assez souvent laissées transparaître en ses écrits pour qu’aucune hésitation ne