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d’un lion, et le dragon lui donnait sa force. Et cette Bête était vêtue de pourpre et d’écarlate, elle était parée d’or, de pierres précieuses et de perles ; elle tenait en ses mains, blanches comme du lait, un vase d’or, plein des abominations et des impuretés de Babylone, de Sodome et de Lesbos. » Ce monstre fantastique, qui « par momens dégageait de tout son corps une vapeur enivrante, » attirait et détruisait sans cesse les milliers « d’animalcules anthropomorphes, dont il ne restait plus rien qu’une goutte de liquide, larme ou sang, que l’air absorbait aussitôt… Et cette Bête formidable ne disait pas un mot… On entendait seulement le choc de ses mâchoires, et, dans ses entrailles, le bruit rauque et continu de ces roues des grandes usines, qui tordent ou fondent, sans le moindre effort, les métaux les plus durs. Et les sept têtes de la Bête dépassaient les plus hautes montagnes… Ses sept bouches, toujours entrouvertes et souriantes, étaient rouges comme des charbons en feu, ses quatorze yeux toujours fixes étaient verts comme les eaux de l’Océan… Et, au-dessus de chacun des dix diadèmes, surmontant les dix cornes, au milieu de toutes sortes de mots de blasphème, flamboyait ce mot, plus gros que tous les autres : Prostitution. » C’était cette Bête qui, avant 1870, avait prédit au maître du Demi-Monde l’invasion allemande et l’insurrection de la Commune ; c’était elle qui, « en dissolvant nos élémens vitaux, en minant peu à peu la morale, la foi, la famille », avait préparé nos désastres ; c’était elle qu’il fallait écraser ; c’était elle enfin que Claude, qui incarne à la fois l’Homme, « dans le grand sens du mot », et la Conscience, abattait d’un coup de fusil à la dernière scène du drame ; « car Claude ne tue pas une femme » ; en la personne de Césarine, « il tue la Bête, la Bête immonde, prostituée, infanticide, qui mine la société, dissout la famille, souille l’amour, démembre la patrie ».

Le public malheureusement ne parut ni goûter, ni même comprendre ce symbolisme compliqué et grandiose, dissimulé sous une affabulation en somme assez puérile. La pièce, qui pouvait être surtout considérée comme un développement et une nouvelle affirmation du fameux : Tue-la, formulé dans l’Homme-femme, intéressa quelques moralistes, et ne reçut des spectateurs qu’un accueil des plus froids. L’auteur dramatique sentit qu’il avait dépassé la mesure ; avec Monsieur Alphonse, il redescendit aussitôt des hauteurs métaphysiques où il menaçait de se perdre ; mais il n’en descendit certainement pas sans regrets, et il conserva, dès