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affranchir[1]. — S’il y a des hommes qui ne comprennent pas leur époque, je ne suis pas du nombre. Dans l’état éclairé de l’opinion publique, on est plus grand par l’influence morale qu’on exerce que par des conquêtes stériles[2]. »

Le souverain qui a tenté de réaliser cette conception humaine, malgré ses mécomptes et ses revers, dont le principe des nationalités est tout à fait innocent, obtiendra tôt ou tard une place exceptionnelle dans la mémoire des hommes, car ils finiront par se convaincre que c’est pitié de voir des peuples civilisés hérisser leurs frontières de canons, se ruiner en arméniens colossaux, se préparer à d’effroyables boucheries. Pourquoi ? Pour empêcher quelques millions de leurs semblables de vivre heureux, comme il leur convient, sous la nationalité qu’ils préfèrent.

On essaie de ternir cette belle politique, en l’accusant d’arrière-pensées rapaces. On a soupçonné Napoléon III, tantôt de vouloir ravir les provinces rhénanes, tantôt de méditer l’annexion des cantons français de la Suisse, tantôt de convoiter la Belgique, tantôt de vouloir le Maroc, Gênes, la Ligurie, la Sardaigne, la Tunisie, le Tonkin. Ces soupçons étaient imaginaires. S’il avait convoité le Rhin, pourquoi le nierions-nous ? Il ne l’aurait pas pris pour le faire couler dans son parc de Saint-Cloud, c’est la France qui s’en serait accrue. Mais il n’y pensa jamais. Il savait qu’un désir de nous, très vif jusqu’en 1830, s’était éteint et que, quoi qu’on fit, aucune majorité ne se prononcerait pour la séparation d’avec la patrie allemande. « Non, répondit-il à Morny qui lui faisait luire cette tentation, non ; s’ils ne me jetaient pas dans le fleuve, ce serait ma Vénétie. » Il eût volontiers répété avec Proudhon : « Le Rhin est allemand comme la Seine est parisienne. Une invasion sur le Rhin serait aujourd’hui d’un orgueil insupportable et d’un vrai brigandage[3]. » — Enlever une palme de terrain à la Suisse, cet asile de son exil, lui eût paru un sacrilège. — A l’égard de la Belgique, il eût été plus accessible à l’ambition. Il la considérait comme une création artificielle dirigée contre notre grandeur, et qui n’avait droit à aucune inviolabilité[4]. Cependant, sauf en un moment de maladie et

  1. Bismarck, de Francfort, 17 juillet 1852 : « A Wiesbaden, Sa Majesté Léopold s’est longuement entretenue avec moi. Elle m’a fait entendre qu’elle regardait la Belgique comme l’avant-garde de la Prusse. »
  2. 3 mai 1859.
  3. Proclamation de Milan.
  4. Finance et Rhin, p. 59, 65.