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Il avait été préparé à ce rôle par son éducation cosmopolite, à Augsbourg, en Suisse. La reine Victoria lui trouvait l’esprit plus allemand que français. Nul doute que, si l’on eût interrogé sur lui Arese et ses amis d’Italie, ils ne l’eussent déclaré surtout Italien. Les Polonais le considéraient tellement comme un des leurs, qu’en 1831 ils lui proposèrent d’être un des chefs de leur insurrection. Ils se trompaient tous : il était Français, ardemment Français, mais à la façon d’un démocrate. Il croyait que la véritable manière d’illustrer, d’élever la France au XIXe siècle, était non de reculer ses frontières à quelques territoires de peu d’étendue, mais de la faire rayonner, protectrice et bienfaisante, sur tous les territoires où retentissait l’appel à l’indépendance et à la liberté.

Napoléon Ier avait conquis pour affranchir : il voulait affranchir sans conquérir. Chaque nation a sa destinée. La nôtre est d’être tour à tour l’apôtre, le soldat, le martyr du droit éternel : Gesta Dei per Francos. Quoi qu’il arrive, nous sommes rivés à cette auguste prédestination. « Le principe en Allemagne et en Angleterre est de ne rien faire gratis, en France de ne rien faire en vue d’un lucre[1]. » — « Si l’on voulait entasser ce que chaque nation a dépensé de sang et d’or et d’efforts de toutes sortes pour les choses désintéressées qui ne devaient profiter qu’au monde, la pyramide de la France irait montant jusqu’au ciel[2]. » Napoléon III, se croyant obligé à être un fidèle interprète de la France démocratique, avait l’ambition d’ajouter une pierre de plus, la dernière, à cette rayonnante pyramide de gloire et de générosité.

Il n’a cessé de le dire dans tous les temps, et en vérité il fallait être résolu à se boucher les oreilles pour ne pas l’entendre : « La France n’a aucune idée d’agrandissement ; j’aime à le proclamer hautement, le temps des conquêtes est passé sans retour, car ce n’est pas en reculant les limites de son territoire qu’une nation peut désormais être honorée et puissante, c’est en se mettant à la tête des idées généreuses, en faisant prévaloir partout l’empire du droit et de la justice[3] ! — Les alliés de la France ont toujours été ceux qui veulent l’amélioration de l’humanité, et, quand elle tire l’épée, ce n’est pas pour dominer, c’est pour

  1. Bismarck, Lettres confidentielles à Manteuffel, 24 mars 1853.
  2. Michelet.
  3. 2 mars 1854.