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chefs-d’œuvre en offrande au Canada. De grossiers chandeliers de bois taillés de la main des premiers jésuites, une plaque commémorative en étain trouvée dans les fondations de l’ancienne église-cabane, voilà toutes les reliques du passé, avec la cloche, objet de la plus belle légende qui ait cours sur le Saint-Laurent. Cette cloche, qui sonne depuis deux cent cinquante ans, avait charmé à son arrivée les fidèles sauvages ; chacun d’eux voulait la faire parler à son tour. Or il arriva qu’un siècle après environ, elle par la toute seule et voici en quelle occurrence :

Le Père de la Brosse était un missionnaire jésuite qui traduisit en langue sauvage une partie de la Sainte Écriture, composa la plupart des livres religieux en usage chez les Montagnais et mérita la réputation d’un saint, tant auprès des blancs de la côte et des îles qu’auprès des Peaux-Rouges. Or, le 11 avril 1782, ce bon vieillard, s’étant acquitté tout le jour des devoirs de son ministère, alla passer un bout de soirée auprès des officiers du poste, causa comme à l’ordinaire, puis, avant de prendre congé, annonça tranquillement à ses amis qu’ils ne le verraient plus vivant sur la terre. Il paraissait si bien portant qu’on ne s’inquiéta qu’à demi de ses paroles ; cependant, deux heures après, la cloche de la chapelle se mit à sonner un glas funèbre. On s’y porta et que vit-on ? Le Père de la Brosse prosterné devant l’autel, le visage caché dans ses mains jointes. Il était mort. Le lendemain, le curé de l’île aux Coudres vint l’enterrer ; lui aussi avait entendu tinter à minuit la cloche de sa propre église, quoiqu’il n’y eût personne pour tirer la corde. Et on apprit depuis que, dans toutes les autres paroisses du Père de la Brosse, à Chicoutimi, aux Trois Pistoles, à l’île Verte, à Rimouski, à la baie des Chaleurs, les cloches avaient sonné d’elles-mêmes toutes à la fois. Ce fut un deuil général, mais aussi un grand sujet d’édification.

Le sacristain, en l’absence du curé, nous montre la tombe du Père de la Brosse. Pendant bien des années, les Indiens ne manquèrent jamais, en passant, d’aller causer avec leur bienfaiteur chéri. Ils avaient pratiqué une petite ouverture dans le pavé du chœur pour pouvoir y coller leurs lèvres. Après quoi ils appuyaient leur oreille au même orifice afin d’écouter la réponse. Certes, l’histoire est délicieuse, mais le capitaine qui la sait par cœur n’est pas disposé à laisser attendre ses passagers. Nous remontons dans la calèche et, tout en roulant vers l’Anse-à-l’eau, mon guide me