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Je ne sais comment j’osai lui demander, en alléguant mon ignorance et ma maladresse d’étrangère, s’il ne voudrait pas m’accompagner. L’idée était machiavélique autant qu’audacieuse. De cette façon le Saguenay ne pouvait pas quitter le port sans moi, sans nous. Et voilà qu’à la descente de l’Anse-à-l’eau, l’excellent capitaine, tandis que débarquent ses passagers, hèle un « charretier » choisi parmi les plus malins qui, en une demi-heure, bien dirigé par lui, me fait tout voir. Beaucoup plus même que je ne demandais, car je ne tenais à connaître ni le grand hôtel fréquenté par le beau monde, ni l’élégante villa que se fît construire lord Dufferin en face de la baie, ni tous les jolis cottages qui, pour le moment, sont clos, mais qui se réveillent chaque été. Ce qui m’intéressait c’étaient les souvenirs de la mission desservie d’abord par les récollets, puis par les jésuites au temps de la traite des pelleteries et de la pêche de la baleine. Sous la station moderne en vogue où sportsmen et touristes apportent, l’espace d’une saison, tout le tapage de la haute vie américaine, on retrouve encore très bien le petit village de pêcheurs, et la Compagnie d’Hudson, qui a remplacé celle des postes du Roi, est toujours là dans les mêmes vieux bâtimens.

A peu de distance la chapelle, sur une éminence sablonneuse, domine le point de réunion du Saint-Laurent et du Saguenay. Les missionnaires profitaient de l’arrivée annuelle des sauvages. Ils allaient les exhorter et bien souvent, la traite finie, partaient avec eux pour continuer en forêt leur prédication. Un incendie détruisit la première chapelle ; ce fut la libéralité de l’intendant Hocquart qui permit de construire en bois de charpente celle qui existe aujourd’hui. Elle renferme encore plus d’un présent envoyé de France, entre autres le fameux Enfant Jésus qui évêque à lui seul le siècle de Louis XIV et semble étonné de se trouver dans cet exil : un chérubin bouffi et fardé, tout en satin et en paillettes, fait pour orner de sa présence quelque crèche de pourpre et d’or dans la chapelle de Versailles. Une de mes amies, Américaine et protestante, me disait en parlant de lui : — Il est si français, si gai et si touchant à la fois, ce petit personnage de cour ! Un pareil Enfant Jésus dans une pareille solitude… Il y a de quoi pleurer.

Je remarque aussi, parmi les objets dépaysés, un tableau, l’Ange gardien, attribué à Boucher, bien à tort je suppose, quoiqu’on puisse admettre que Boucher n’ait pas sacrifié un de ses