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1 500 pieds. La sonde jetée ici descendrait à mille pieds, me dit le capitaine. Mille pieds de cette eau noirâtre aux bizarres reflets d’agate sur laquelle nous nous tenons dans l’ombre qui tombe du rocher nous cachant le ciel, tandis que notre œil cherche à suivre jusqu’au fond de l’abîme l’arête vive des assises presque aussi hautes que la muraille elle-même ! Chacun devient grave à l’énoncé de ce chiffre ; la jolie jeune fille pousse de petits cris de frayeur, quelques messieurs la rassurent galamment. Le plus grand des deux caps est le moins terrible ; il a laissé la végétation du nord prendre avec lui quelques libertés, sa tête est couverte de sapins, tandis que Trinité s’avance, entièrement nu, en justifiant son nom par trois promontoires à pic dont l’un forme en outre trois degrés cyclopéens qui semblent d’un air de défi proposer l’impossible escalade. Des cailloux monstrueux roulent autour de lui comme si de rudes combats s’étaient livrés à cette place, et tout le rivage retentit de voix hurlantes ou plaintives éveillées par les moindres bruits démesurément grossis et multipliés. Toutes les protestations que doivent exhaler les forêts longtemps vierges du Saguenay contre ceux qui les violent et les exploitent semblent s’être concentrées ici… Je n’aime pas le coup de sifflet pour ainsi dire réglementaire qui commande à l’écho, je n’aime pas que l’on fasse jouer un rôle à la nature, et pourtant les cris déchirans, les grondemens répercutés qui peu à peu s’éteignent, après avoir couru de caverne en caverne, sont quelque chose de si extraordinaire que j’excuse le bis poussé par les badauds.

Ce bis est suivi de beaucoup d’autres cris pour le plaisir de recevoir dans un roulement de tonnerre des réponses à faire trembler. La halte est assez longue, elle me paraît avoir duré à la fois un instant et un siècle comme ces visions, dont parlent les extatiques, qui les ont conduits en enfer ou au ciel. J’ai été conduite moi, Française, appartenant au pays le plus civilisé qui soit au monde, en pleine sauvagerie, et je sens que jamais plus je ne reverrai cela. Et déjà c’est fini ! Bien que la baie qui dort derrière les deux montagnes, couverte et protégée par elles, soit pour le moment déserte, je sais que des navires grands et petits peuvent s’y abriter, qu’ils y séjournent souvent ; c’est pour eux que cette statue de la Vierge a été posée sur le mont Trinité, conjurant les mauvais esprits du naufrage. L’apparition en pareil lieu de ce port calme et charmant est une des plus belles idées qu’ait conçues