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fois, émergeant des glaces dans de nocturnes paysages qui n’étaient pas de fantaisie, tout surnaturels qu’ils pussent paraître. La glace a fondu, mais il reste une large et solide corniche de cristal le long du bord, et les cascades figées, les stalactites immobiles pendent au flanc noir du rocher sillonné de rides ou de crevasses. Parfois, il est vrai, le grand écran de pierre s’écarte et laisse entrevoir des prairies ou des bois, comme la mort laisserait soudain apparaître un coin de la vie, mais la muraille se referme vite, si absolument inaccessible, si cruellement inhumaine que c’est un soulagement de compter les anses rares où s’abritent des amas de bois de corde attestant que quelque chose respire, agit, travaille. Ce nom d’une des criques, la Descente des femmes, me ravit, par exemple. Des femmes sont venues ? Quand ? Dans quelles circonstances ?… Il paraît que c’étaient des squaws indiennes, envoyées à la découverte par leurs maris mourant de faim dans l’intérieur du pays et qui, après avoir longtemps, longtemps suivi le cours d’une petite rivière, débouchèrent ici où les visages blancs occupés à transporter du bois les secoururent. Histoire de famine, de misère profonde, en harmonie avec la tristesse écrasante du lieu. Le ciel s’est mis de la partie ; on le dirait lavé à l’encre de Chine, malgré un rayon de soleil intermittent qui ne fait que souligner la menace de pluie. Je ne le voudrais pas moins gris, je ne voudrais pas de feuillage à ces bouleaux nains penchés sur l’abîme, à ces lianes desséchées qui, en automne, m’assure-t-on, allument des traînées de pourpre sur tout ce noir. La saison et le site vont si bien ensemble ! Et quelle immobilité, quel silence absolu ! Y a-t-il sur le pont d’autres passagers que moi ? Longtemps je l’ignore. Personne apparemment n’a envie de parler. Il n’y aurait de supportable ici que les entretiens de Dante avec Virgile ou la musique de Gluck. Une voix discordante cependant s’élève tout à coup, une de ces petites voix hautes au timbre sec et flûté qui ne peuvent rien dire que d’insignifiant, une voix de jeune fille, hélas !

— Je rentre au salon, dit-elle, on gèle ici, et puis c’est par trop monotone !

Elle se trompe : si les falaises se suivent, elles ne se ressemblent pas. Ce n’est que dans la seconde partie du trajet, en se rapprochant du Saint-Laurent qu’elles paraissent s’adoucir, s’apprivoiser, pour ainsi dire, devenant assez uniformément mamelonnées ; l’homme a vaincu ; mais auparavant la révolte subsiste