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Saguenay. M. l’abbé Huard, qui a de l’humour et de la gaîté, a très bien expliqué qu’il représente à la Chambre des communes du Canada la division électorale la plus étendue qu’il y ait dans l’univers, tout ce territoire qui comprend la vallée du lac Saint-Jean, celle du Saguenay et la côte du Labrador jusqu’au Blanc Sablon. Il est vrai, ajoute le supérieur du séminaire, que cette région est inhabitée en grande partie et le sera jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de place sur le reste du globe.

— Mais ne trouvez-vous pas distingué d’être le représentant des solitudes ?

Où donc sommes-nous, par parenthèse ?

Echoués quelque part sans doute, car le bateau reste immobile. Je mets la tête au hublot et je vois devant moi ce qui me paraît être le bout du monde, une grève aride et déserte où sont semées quelques misérables cabanes en bois. Je m’habille à la hâte, je m’encapuchonne comme pour une excursion en Laponie, et je sors du bateau sans réussir à me rendre compte du lieu où je suis, ce qui n’est pas très étonnant, les premiers navigateurs ayant éprouvé dans la baie de Haha la même perplexité. Ha ! ha ! fut un cri de surprise autant que de joie qu’ils poussèrent en découvrant que le golfe de sept milles de long où ils entraient n’était pas un bras décevant du fleuve noir inhospitalier, mais un port admirable rencontré au moment où ils désespéraient de jeter l’ancre nulle part. Avec l’aide du capitaine qui a pitié de mon ahurissement, je m’oriente cependant peu à peu et j’arrive à comprendre que nous sommes entre les deux villages de Saint-Alphonse et de Saint-Alexis, au centre d’un grand commerce de bois de charpente. L’existence de ces villages ne remonte pas loin. Jusqu’en 1837, il n’y avait eu aucune tentative de défrichement sur le Saguenay, sauf celles des Pères Jésuites, car les fermiers du domaine du roi d’abord, la Compagnie de la baie d’Hudson, ensuite, avaient intérêt à empêcher qu’on ne vînt les troubler dans leurs privilèges de chasse ou de pêche ; ce qui n’empêchait pas les coureurs de bois et les missionnaires de s’aventurer sur le « fleuve de la mort », sans grand souci des gardiens fantastiques qui, selon les légendes sauvages, enregistrées par le Père de Charlevoix, défendaient ses rives : monstres verdâtres, de la couleur des glaces, qui ne font que boire et ne mangent jamais ; géans qui n’ont qu’une seule jambe, une cuisse, un pied énorme, deux mains au même bras, la poitrine