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Le Saint-Laurent a maintenant sa largeur entière, six lieues ; le cap Tourmente est tout près, on dirait une forteresse ; l’été, il se pare de feuillage, mais je l’aime ainsi dépouillé, aride, avec son nom sinistre. Les Laurentides atteignent là deux mille pieds de haut : tandis que l’horizon, sur la rive opposée, va toujours en s’abaissant, en s’effaçant, elles se rapprochent du fleuve au nord, l’encadrent de leurs anguleuses saillies, y baignent leur grande ombre sévère. Les paysages de Norvège admirés chaque année au Salon peuvent donner l’idée de ces falaises de granit qui trempent dans l’eau, portant çà et là un bouquet de sapins, plus souvent toutes nues. Le soleil, devenu très brillant depuis midi, ajoute à l’effet du décor ; il fait étinceler sur les pentes polies le flot précipité d’une cascade, résultat de la fonte des neiges. D’autres veines de neige restent solides encore, figées dans un pli de la montagne ; partout des traces d’avalanche.

Nous voyons par le journal de Montcalm, arrivant de France en 1756 pour défendre la colonie, combien l’impressionna le même spectacle, rencontré dans la même saison. Tout ce qu’il avait entendu dire du Saint-Laurent lui parut dépassé. Il ne put se retenir d’aller à terre et descendit à Saint-Joachim où l’on nous montre de loin la belle habitation de campagne des archevêques de Québec, ouverte pendant les vacances aux professeurs et aux élèves du séminaire. Les trois frégates, la Licorne, la Sauvage et la Sirène étaient arrêtées par les vents contraires et les officiers français, ennuyés d’une traversée de six semaines, ne songeaient qu’à gagner Québec au plus vite. Montcalm usa donc des voitures, charrettes et calèches, mais le saut de Montmorency, grossi par la fonte des neiges, lui barra le passage ; il finit par arriver moins vite que la Licorne elle-même.

Les gens de Saint-Joachim étaient et sont encore des chasseurs émérites ; ni canards, ni outardes ne manquent sur leur plage, et ils, savent au besoin se servir du fusil contre un autre gibier ; ils se distinguèrent dans la lutte suprême contre l’Angleterre, leur curé les accompagnant au feu pour donner l’absolution. Ne se sent-on pas en pleine chouannerie ? Je suis récompensée en ce moment d’avoir lu l’abbé Ferland, bien que je le soupçonne d’être un peu romanesque ; d’innombrables personnages animent pour moi, grâce à lui, le paysage. Toutes ces paroisses paisibles, du saut de Montmorency au cap Tourmente, m’apparaissent bouleversées par la guerre, les habitans courant