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n’a plus de chevaux, comme le raconte M. l’abbé Huard, là où nul service de bateau ne peut être organisé l’hiver, on se fait traîner par les chiens. Chaque famille en a une demi-douzaine qui, attelés à un cométique, courent sur la glace à une allure endiablée, semblables à des loups quand ils sont de race pure. Et on ne les nourrit qu’une fois par jour, le soir, de débris de poisson ; ils s’acquittent de leur besogne à jeun. Gens et bêtes sont durs, laborieux, intrépides.

Que dire de la vie des prêtres en ces parages, obligés d’aller dans la neige sur leurs raquettes porter au loin les sacremens ? Il y a deux curés de campagne à bord, deux rustiques, l’un déjà vieux, affligé d’une jaunisse dont il ne guérira pas, grelottant sous son manteau râpé, l’autre plus jeune, au visage un peu farouche, littéralement tanné par les intempéries ; avec une vieille soutane couleur de rouille, des souliers qu’on ne cira jamais, un chapeau informe battu par la pluie, une petite pipe courte au coin des lèvres, le pareil en apparence des paysans de l’entrepont. Ils ne payent pas de mine, mais le respect qu’ils m’inspirent après ce que je viens d’entendre est voisin de l’attendrissement. Tels furent les missionnaires qui au XVIIe siècle allaient en barque d’une paroisse à l’autre avec un autel portatif célébrer les saints mystères et évangéliser les sauvages. Ils ont des successeurs qui mènent la même vie et qui font l’école aux Montagnais. Les adultes parmi ceux-ci savent généralement lire. L’abbé Huard assure qu’ils transmettent les leçons des « robes noires » à leurs enfans, tout en courant les bois, et il approuve qu’on ne fournisse aux lettrés de cette espèce que des livres imprimés en leur langue.

Nous avons atteint l’extrémité de l’île d’Orléans, la plus grande d’un archipel aux aspects variés ; d’autres îles, bien connues des chasseurs qui vont y tuer toute sorte de gibier aquatique, éparpillent des taches de verdure sur l’immense miroir où nous glissons en laissant derrière nous un sillage lumineux. On les croirait toutes petites, mais il s’y trouve des battures que le flot découvre à marée basse et d’excellens pâturages. Les religieuses de l’Hôtel-Dieu tirent des ressources considérables de l’île aux Oies qui leur appartient depuis 1711. Amusante coïncidence : un rocher qui s’y dresse, bien exposé au midi et creusé de vasques naturelles, s’est de tout temps appelé l’Hôpital, parce que les animaux malades ou blessés s’y rassemblent.