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pressans, de demander de tous les côtés un sauveur. Il est bon alors qu’on se donne la peine de le lui fournir pour qu’elle n’aille pas le chercher où il lui serait dangereux de le prendre. Si on l’avait laissée le choisir elle-même, et contrairement à la loi, l’affaire finie et le péril passé, il serait probablement resté en place et l’on aurait eu la tyrannie : c’est ainsi que les tyrans se sont établis dans beaucoup de cités grecques ; tandis que celui que la loi se chargeait de désigner, quand sa tâche était accomplie, quittait le pouvoir pour rentrer dans la vie privée, — et voilà comment on peut prétendre, quoique cette assertion ressemble à un paradoxe, que la dictature a sauvé la liberté.

De toute façon, il est très remarquable que ce gouvernement ait pu se maintenir pendant plus de cinq siècles, avec des fortunes diverses, et en traversant des momens très difficiles, mais sans subir de ces révolutions radicales qui bouleversent tout en un jour. Comment est-il parvenu à les éviter ? C’est un secret que nous aurions, nous autres, un intérêt particulier à connaître. Je crois bien qu’il faut chercher la cause de cette heureuse fortune dans le caractère même que j’attribuais tout à l’heure à la constitution romaine. Comme elle était l’œuvre du temps et des circonstances, qu’elle consistait moins en théories qu’en pratiques, qu’elle se conservait surtout par la tradition, et que par conséquent elle avait des contours plus indécis, moins raides, que celles où tout est arrêté et fixé d’avance dans un texte formel, elle pouvait faire plus facilement des concessions aux besoins du moment et se plier à des nécessités imprévues. Quoiqu’elle fût essentiellement conservatrice, et comme telle fort amie de l’immobilité, elle avait eu la sagesse de ne pas fermer tout à fait la porte au progrès. L’ouverture était étroite, ce qui n’empêcha pas qu’avec le temps beaucoup de nouveautés entrèrent. On avait soin seulement d’éviter les changemens trop brusques, et, quand c’était possible, on greffait le nouveau sur l’ancien. C’est ainsi qu’on se servit des formules de la vente pour modifier la puissance paternelle et le mariage : deux des fondemens de l’ancienne société. De cette manière, il pouvait paraître à ceux qui regardent surtout les dehors qu’il n’y avait rien de changé, et comme du reste on conservait pieusement les rites religieux, les formes juridiques, les usages de la vie privée, tout l’appareil extérieur des choses, beaucoup d’étrangers, les Grecs surtout, que fatiguaient, dans leur pays, leurs révolutions éternelles, ne pouvaient se lasser d’admirer un