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étaient bonnes on ne regrettait pas la mise de fonds ; on rachetait des hommes, et tout allait bien. » Et d’un trait il nous décrit ces mercenaires auxquels Carthage doit sa fortune : « On peut croire qu’en ce genre de commerce, comme en tout autre, elle choisissait les marchandises avec discernement. Elle usait peu des Grecs, qui avaient trop d’esprit et ne se laissaient pas conduire aisément ; elle préférait les barbares, l’adresse du frondeur baléare, la furie du cavalier gaulois (la furia francese), la vélocité du Numide, maigre et ardent comme son coursier, l’intrépide sang-froid du fantassin espagnol, si ferme au combat, avec sa saie rouge et son épée à deux tranchans. » Il n’est guère douteux que ce soient ces descriptions si pleines de vie et de couleur qui aient donné à Flaubert l’idée d’écrire Salammbô.

Michelet éprouve la plus vive admiration pour Hannibal, qu’il appelle « le vrai génie de la guerre, encore plus qu’Alexandre et que César. » Il nous dit que cette grande figure imprime chez lui et respect et terreur ; on le voit bien, car il ne l’aborde pas aussi familièrement que les autres et s’en tient à distance. C’est qu’aussi il n’est pas facile de l’approcher ; nous n’avons sur lui aucun de ces renseignemens intimes qui font revivre les hommes du passé. Polybe n’en a point laissé de portrait ; celui qu’en trace Tite-Live est mesquin et vague[1]. Après tout, ce n’est peut-être pas un malheur pour sa renommée qu’on ne puisse pas trop le connaître. Ces indiscrétions sur la vie privée, ces petits détails de mœurs et de caractère dont nous sommes si friands aujourd’hui, s’ils rendent un homme plus vivant, risquent aussi de le rapetisser ; l’ombre dans laquelle celui-ci est plongé pour nous le grandit. « Il ne faut pas, dit Michelet, chercher l’homme dans Hannibal ; sa gloire est d’avoir été la plus formidable machine de guerre dont parle l’antiquité. » Ce qui se voit en lui le plus clairement, c’est qu’il fut l’introducteur d’une manière nouvelle de faire la guerre ; il ressemble à Napoléon qui, par les coups de foudre de ses premières campagnes, dérouta les tacticiens de l’ancienne école.

Hannibal produisit la même impression sur les généraux de Rome ; il les déconcerta par l’audace de ses conceptions et la rapidité de ses mouvemens. Au début de la guerre, quoiqu’ils sentent

  1. Cependant il avait pu lire des écrivains contemporains qui l’avaient connu. On nous dit que l’historien Cincius Alimentus, fait prisonnier en Sicile, où il commandait une armée, s’était entretenu avec Hannibal, et on ne peut guère douter qu’il n’eût rapporté cet entretien dans son Histoire.