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à terre le récit des origines romaines dont Tite-Live nous a laissé la version définitive et officielle. Mais ce n’était que la moitié du travail : la place une fois déblayée, il fallait y bâtir quelque chose ; la science allemande, depuis une soixantaine d’années, s’y est courageusement employée. Quand elle s’est mise à l’ouvrage, le moment était favorable. Les travaux de Wolf sur Homère avaient rendu l’intelligence et le goût des époques primitives. On espérait bien pousser la connaissance du passé beaucoup plus loin qu’on ne l’avait fait et l’on se donnait beaucoup de mal pour ajouter plusieurs siècles à l’histoire. Ces efforts, comme on pense, excitaient la curiosité de Michelet, qui les suivait avec une très vive attention. Il étudiait les anciennes religions dans la Symbolique de Creuzer, traduite par Guigniaut ; il lisait avec passion les Antiquités du droit de Jacob Grimm et se proposait d’écrire un ouvrage sur ce modèle ; ses entretiens avec Eugène Burnouf lui donnaient l’idée de la philologie comparée et lui faisaient entrevoir la lumière que cette science naissante jetterait un jour sur les origines des peuples. Dans les dispositions d’esprit où il se trouvait, on comprend l’impression que dut produire sur lui l’ouvrage de Niebuhr et sa tentative hardie pour relever les ruines qu’on avait faites. Il ne nous cache pas qu’il en fut comme ébloui. « Rome, dit-il, fut renouvelée par l’invasion des hommes du Nord, et il a fallu aussi un homme du Nord, un barbare, pour renouveler l’histoire de Rome… Il a su l’antiquité comme l’antiquité ne s’est pas toujours sue elle-même. Que sont auprès de lui Plutarque et tant d’autres Grecs pour l’intelligence du rude génie des premiers âges ?… Il a détruit, mais il a reconstruit ; reconstruit, comme il pouvait, sans doute : son livre est comme le Forum, si imposant avec tous ses monumens bien ou mal restaurés. On sent souvent une main gothique, mais c’est toujours merveille de voir avec quelle puissance le barbare soulève ces énormes débris. »

Malgré son admiration, Michelet n’a pas adopté le système entier du « barbare » ; il n’en a pris qu’une partie, ce qui lui paraît le plus simple et le plus acceptable. Le problème qui se pose à celui qui veut refaire l’histoire des origines romaines est celui-ci : il faut trouver une hypothèse qui rende compte à la fois de ce qu’il y a de semblable et de contraire dans le génie de la Grèce et de Rome, qui explique comment deux peuples qui paraissent presque frères par certains endroits sont par d’autres si différens. Voici comment cette difficulté est résolue dans Michelet : les