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comprendre le passé. Il raconte, dans ses notes de voyage[1], qu’un matin il a pu, grâce à la protection de l’ambassadeur, visiter le musée du Vatican, qui n’était pas ouvert au public. « Il avait pénétré seul dans ces catacombes d’un peuple de marbre et tout le jour erré au milieu de ces blanches figures qui le regardaient. » A la tombée du jour, il était allé au Colisée : c’était tous les soirs son habitude, et il avait eu cette fois la bonne fortune rare de n’y trouver personne. Il nous dit qu’alors perdu dans sa contemplation solitaire, il vit ou crut voir, à travers la lumière incertaine, que le vieil amphithéâtre se peuplait d’étranges figures. Il y retrouvait plusieurs de celles qu’il avait vues le matin, d’autres encore, toutes rayonnantes d’un éclat pâle, d’une infinie douceur. « C’était comme une assemblée de dieux qui me donnait, sur un point de l’espace, la vision du génie mystérieux de l’antiquité. »

Cette vision, personne ne l’a jamais eue au même degré que Michelet. Je suis des gens qui sont disposés à lui en faire un reproche. Ils ne pensent pas, comme Taine, que « la vie humaine n’étant pas une formule, mais un drame, si l’histoire n’est pas animée, elle n’est ni complète, ni fidèle ». Ils ont imaginé une définition de l’historien d’où cette qualité de faire revivre les hommes et les choses est exclue. Pour eux, c’est une sorte d’ouvrier laborieux, qui fouille les sources, en tire les faits et les expose sans les juger. Son premier devoir, nous disent-ils, est de se cacher derrière son œuvre, qui doit rester entièrement impersonnelle. Et comme il était bon d’autoriser cette opinion extraordinaire par un exemple, ils sont allés chercher l’Histoire des empereurs de Tillemont et nous la proposent comme une sorte de modèle et d’idéal. Je crois bien que Tillemont serait très confus de l’honneur qu’on veut lui faire, lui qui a tenu à déclarer, en tête de son livre, qu’il ne fait pas une histoire, mais qu’il veut simplement préparer des matériaux pour les historiens. Est-il vrai d’ailleurs que, malgré la résolution qu’il avait prise de laisser la parole aux auteurs anciens, il ne lui arrive jamais de la prendre ? S’est-il interdit autant qu’on le prétend de manifester son sentiment ? Il aime mieux sans doute faire connaître l’opinion des autres ; mais à l’occasion il nous donne aussi la sienne, et toujours avec beaucoup de netteté et de vigueur. Quand Dion se plaint que sous une monarchie absolue on ignore le secret des affaires,

  1. Ces notes ont été publiées par Mme Michelet en 1891 sous ce titre : Rome ; elles forment un très intéressant volume qui complète l’Histoire romaine.